La souveraineté culturo-éthique de la Slovaquie : « C’est maintenant ou jamais »
L’onde de choc du 26 septembre ne tient pas uniquement à la teneur controversée de l’amendement constitutionnel, mais également aux divisions qui ont fragilisé l’opposition slovaque et ébranlé son unité. Le projet d’amendement constitutionnel (« novela ústavy ») a recueilli le soutien de 90 députés sur les 99 présents, dont 12 députés de l’opposition, principalement du Mouvement démocrate-chrétien (KDH), mais aussi de Marek Krajčí et de Rastislav Krátky du mouvement Slovensko. Face à ce ralliement inattendu, Igor Matovič, ancien Premier ministre et actuel président du mouvement Slovensko, s’est indigné : « C’est une trahison de la part de nos propres députés. ».
À compter du 1er novembre 2025, date d’entrée en vigueur de l’amendement, la Constitution consacrera la souveraineté de la République slovaque sur les questions d’ordre culturel et éthique. Le droit national primera désormais sur le droit européen et international dans les domaines touchant à la protection de la vie, de la famille, du mariage, de la culture (héritage, tradition) et de la langue, dans le but avoué de « renforcer la protection des valeurs traditionnelles et la stabilité juridique », selon Boris Susko, ministre de la Justice (Smer-SD). La Commission de Venise (Commission européenne pour la démocratie par le droit, organe consultatif du Conseil de l’Europe) a rapidement tiré la sonnette d’alarme, qualifiant l’amendement de « dangereux » et soulignant qu’il risquait d’offrir à la Slovaquie la possibilité de se « soustraire arbitrairement » aux traités internationaux et aux décisions juridiques. Elle a également insisté sur la nécessité de définir avec précision les notions d’« identité nationale » et de « questions culturelles et éthiques », afin d’éviter « toute contradiction avec les engagements internationaux » de la République slovaque. Interrogé par le journal Denník N, le diplomate et spécialiste du droit international Metod Špaček a confié qu’un tel amendement constitutionnel était « anti-européen, immoral et empreint de haine. Il s’oppose frontalement aux valeurs européennes (…). En réalité, il s’agit d’ériger un rempart constitutionnel contre l’Union européenne et les valeurs qu’elle incarne. »
Certes, l’article 4(2) du TUE dispose que
« l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »,
toutefois, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) établit — dès les arrêts Costa c. ENEL (15 juillet 1964) et Internationale Handelsgesellschaft (17 décembre 1970) — le principe de primauté du droit européen, y compris vis-à-vis des constitutions nationales qui traitent de facto de revendications identitaires. À cet égard, dans son arrêt du 25 février 2025 (Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė), la CJUE a rappelé que « dans le choix de leur modèle constitutionnel respectif, les États membres sont tenus de se conformer aux exigences qui découlent, pour eux, du droit de l’Union » (para. 45). Ainsi, ce projet d’amendement constitutionnel porté par la coalition de Robert Fico se révèle aussi habile que fallacieux dans sa formulation euphémisée. Sous couvert d’« identité nationale » et de « questions éthiques fondamentales », il dissimule une remise en cause du principe de primauté du droit communautaire européen. Par ailleurs, l’article 1er(2) de la Constitution slovaque est resté inchangé, alors que celui-ci dispose que « la République slovaque reconnaît et accepte les règles générales du droit international, les traités internationaux par lesquels elle est liée et les autres obligations internationales ».
Mais ce projet de constitutionnalisation de la souveraineté culturo-éthique slovaque répond également, et surtout, à la nécessité de protéger un « patrimoine culturel » particulier : la reconnaissance exclusive du mariage comme union entre un homme et une femme.
Un « rempart constitutionnel contre le progressisme » et une « chance historique » selon Robert Fico
Par cet amendement constitutionnel, la Slovaquie s’apprête à devenir l’un des premiers États membres de l’Union européenne à inscrire dans sa Constitution la reconnaissance exclusive de deux sexes (masculin et féminin) fondée sur des critères strictement biologiques. Il est important de ne pas se laisser tromper par le discours de minimisation politique, qui voudrait faire croire que celui-ci n’est pas si problématique puisqu’il prévoit la garantie de l’égalité salariale entre hommes et femmes. En effet, Gabriela Turčáková, juriste au cabinet d’avocats LEXANTE, explique au magazine PLUS que « la portée pratique de cette modification réside dans le fait qu’elle devient un principe constitutionnel que toutes les lois et toutes les décisions des autorités publiques devront respecter. En d’autres termes, toutes les dispositions légales devront être interprétées conformément à cette définition binaire. » Une telle conception du « sexe » est éminemment discriminatoire envers les personnes non binaires et transgenres en ce qu’elle porte atteinte à leur droit à la reconnaissance juridique de leur identité. Or, les juridictions européennes ont, à plusieurs reprises, affirmé que la protection contre la discrimination fondée sur le sexe s’étend également aux personnes transgenres (Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 2002, Cour EDH ; P. v S and Cornwall County Council, 1996, CJCE). Il convient également de mentionner l’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire Commission européenne c. Hongrie (C-769/22, 5 juin 2025), dans lequel la Cour a statué :
83. « Même s’il est peut-être vrai que, dans certaines sociétés européennes, les droits à l’égalité des personnes LGBTI ne sont pas encore pleinement intériorisés, un État membre qui adopte des règles qui éloignent l’acceptation par la société de l’égalité de ce groupe minoritaire de cet objectif enfreint l’article 21 de la Charte. »
101. « (...) dans le cadre d’un contrôle juridictionnel abstrait, il suffit d’avancer des arguments selon lesquels la réglementation en cause est potentiellement stigmatisante. »
En présentant cet amendement comme « la meilleure réponse à l’effondrement des sociétés occidentales », Robert Fico rejoint la rhétorique illibérale de Donald Trump et de Viktor Orbán. En outre, l’amendement prévoit l’interdiction de la gestation pour autrui (amendement KDH), consacre le principe selon lequel la mère de l’enfant est nécessairement une femme et le père un homme (amendement KDH), prohibe l’adoption par des personnes non mariées, renforce les droits des parents à décider de l’éducation de leurs enfants au-delà du programme national (notamment concernant l’éducation à l’intimité et à la sexualité), et réaffirme le mariage comme l’union exclusive entre un homme et une femme.
Ce bloc de mesures anti-LGBTQ+ se heurte à l’article 2 du TUE,
« l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités »
tout en étant contraire au droit à la dignité humaine (article 1), au droit au respect de la vie privée et familiale (article 7), ainsi qu’au principe de non-discrimination (article 21) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Sans prétendre à l’exhaustivité, il importe également de rappeler l’existence d’une jurisprudence européenne solide en matière de discrimination fondée sur le sexe :
« La Cour EDH a reconnu que la notion de ’vie privée’ est une notion large qui recouvre l’intégrité physique et psychologique d’une personne, y compris la vie sexuelle. Elle englobe également des aspects de l’identité physique et sociale, tels que l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et les relations personnelles » (Beizaras et Levickas c. Lituanie], 14 janvier 2020, point. 109).
La CJUE a quant à elle « considéré que les États ont une obligation positive d’assurer le respect de la vie privée des individus. La Cour a également reconnu l’existence d’une telle obligation positive en ce qui concerne la protection de la vie privée des personnes transgenres » (Arrêt Mirin du 4 octobre 2024).
De plus, cet amendement trahit jusqu’aux engagements fondateurs inscrits dans le préambule de la Constitution slovaque, qui reconnaît « les membres des minorités nationales et des groupes ethniques vivant sur le territoire de la République slovaque » et qui protège les droits des minorités nationales et des groupes ethniques (Section 4). Cet amendement constitutionnel fait peser un risque concret sur les engagements internationaux de la Slovaquie et menace la protection des droits et des libertés fondamentaux dans le pays. Si les familles « traditionnelles » ne ressentiront sans doute guère les changements induits, nombre de personnes directement concernées verront, en revanche, leur situation se détériorer considérablement…
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