La souveraineté est de retour. Elle est de retour avec son cortège d’approximations conceptuelles et de déclarations imprécises. Le 7 octobre dernier, le tribunal constitutionnel polonais a remis une pièce dans une machine Française toute prête à s’emballer. Le 9 septembre, déjà, Michel Barnier avait commencé à faire vibrer la corde souverainiste. Abandonnant son costume de haut-fonctionnaire bruxellois pour celui de candidat à la primaire du parti Les Républicains, il avait déclaré que « nous ne pouvons mettre en place un moratoire sur l’immigration extra-européenne sans retrouver notre souveraineté juridique ». En effet, ne nous y trompons pas, ce n’est pas la décision de magistrats polonais qui vient soudain agiter la vie politique française, mais bien la proximité de la mère des batailles : l’élection présidentielle. La souveraineté, n’est-ce pas un parfait sujet ? Affublée de son épithète nationale, elle fleure bon la Révolution française et la pensée rousseauiste, deux concepts suffisamment flous et fédérateurs pour que chacun y trouve son compte. De surcroît, ce qui ne gâche rien, en parlant de souveraineté on se fait une réputation rutilante d’amoureux de la patrie au dépens de l’Union européenne et de la lointaine Bruxelles, forcément éloignée des préoccupations des vrais gens. Quoi de mieux pour une personnalité politique française en mal de notoriété et d’idées neuves ? Au fond, pourquoi pas ? Mais de grâce faisons les choses correctement ! Arrêtons de dire n’importe quoi et de nous enivrer de mots que personne ne comprend de la même manière. Par souveraineté on entend en effet deux choses bien différentes. On parle tantôt de la souveraineté populaire et tantôt de la souveraineté des États.
Seule la souveraineté populaire peut-être proprement appelée souveraineté. En effet, si l’on reprend la définition habituelle de souveraineté : est souveraine toute entité qui ne reconnaît de puissance supérieure à elle-même, il est visible que les États démocratiques ne sauraient être des puissances souveraines puisqu’elles reconnaissent une puissance supérieure, le peuple. Le concept de souveraineté sert en fait à désigner l’entité de légitimation ultime des normes et des actions produites par d’autres entités. Ou pour dire les choses plus simplement, le souverain est celui au nom de qui toutes les décisions sont prises. Dans une démocratie, seul le peuple saurait être souverain et tout le reste n’est que littérature.
“Mais alors que dit-on quand on parle d’État souverain ?”
Si l’on tente de résumer, il est possible de distinguer deux formes de la souveraineté étatique : une souveraineté intérieure liée à l’exercice de la souveraineté populaire et une souveraineté extérieure vis-à-vis des autres puissances de ce monde. Dans le premier cas, l’État n’est qu’un moyen de la souveraineté et n’est souverain qu’en tant que le peuple choisit ce vaisseau particulier pour le représenter. Dans le second cas l’État est souverain, en tant qu’il n’est point soumis à d’autres entités étatiques ou pseudo-étatiques. Ici se joue une modification capitale vis-à-vis du concept de souveraineté. Cette détermination de la souveraineté de l’État ne vient plus de philosophies normatives comme le sont celles du contrat social, mais de sciences politiques descriptives. Quand on parle d’État souverain, on ne répond plus à la question qu’est ce qui fait qu’un État est bon ou qu’il est légitime, mais on répond à la question qu’est ce qui fait qu’un État est un État. Et ça change tout ! Notamment, quand on utilise ce genre d’arguments dans un débat politique. En effet, on ne peut dire « il faut que les États soient souverains » en se fondant sur des systèmes philosophiques qui listent les conditions pour que l’on puisse dire qu’un État est souverain ou, ce qui revient au même, existe en tant qu’État. Cela consisterait à dire, en réalité : ce qui existe est bien, argument, avouons-le, un peu léger. À la confusion trop commune entre arguments normatifs et arguments descriptifs, s’ajoute la difficulté inhérente au concept d’exercice de la souveraineté et surtout au très sensible problème de la délégation de cet exercice. Les États européens sont organisés selon un double modèle qui sépare l’exercice de la souveraineté interne de l’exercice externe de la souveraineté. En effet, à l’intérieur de leurs frontières les États voient leur souveraineté fortement encadrée voire carrément divisée. C’est le sens du principe libéral de séparation du pouvoir, pour limiter la puissance de l’État et que celui-ci n’empiète pas sur la souveraineté dont il assure l’exercice, il est nécessaire que son pouvoir soit réparti entre plusieurs entités. L’indépendance de la justice et la primauté du droit constituent les éléments centraux de la limitation du pouvoir souverain de l’État. La souveraineté populaire est dans son exercice intérieur séparée et disséminée dans plusieurs institutions qui doivent pouvoir être dites souveraines aussi bien (ou aussi mal) que l’administration. Ainsi parler d’État souverain à l’intérieur du territoire national nous semble être un abus de langage complet. Il semble que parler d’État souverain vis-à-vis de l’extérieur est tout aussi problématique. Dans un premier temps, il pourrait sembler moins abusif de parler d’État souverain puisque le peuple souverain d’un État cohabite sur Terre avec d’autres peuples souverains qui ont des États. Or dans les relations internationales ce sont avant tout les États qui sont en discussion et donc les appeler souverains ne pose pas de problème excessif. Admettons. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que si l’État limite son pouvoir vis-à-vis d’un autre État, et décide de transmettre sa souveraineté à une entité reconnue par les deux parties, ce sont en fait les peuples souverains qui le font. Or les peuples souverains ne limitent pas leur souveraineté en en disséminant l’exercice, il privent juste l’État de quelques pouvoirs de souveraineté qui lui avaient échus du fait des méandres de l’Histoire européenne. Le peuple souverain peut à loisir, sans perdre pour autant sa souveraineté, décider que l’armée ou la monnaie n’est pas un monopole étatique. Pas plus qu’il n’aliène sa souveraineté quand il décide de décentraliser des compétences aux différentes collectivités territoriales. Au fond, il n’existe aucune différence conceptuelle forte, en termes de souveraineté, entre la séparation fonctionnelle des pouvoirs et la subsidiarité, c’est-à-dire la répartition des pouvoirs décisionnels à l’échelle la plus adaptée. Et qu’en aucun cas cette double dissémination ne saurait être une limitation de la souveraineté populaire.
Quand Barnier revêt ses plus beaux habits souverainistes
Pour quitter le terrain un peu abstrait, de l’usage pur des concepts, reprenons l’expression de Michel Barnier quant à la souveraineté juridique de la France prononcée devant les parlementaires LR, le 9 septembre, « Nous ne pouvons mettre en place un moratoire sur l’immigration extra-européenne sans retrouver notre souveraineté juridique ». Le concept de souveraineté est ici utilisé de manière hautement problématique. Par « souveraineté juridique », M. Barnier entend ici primauté normative du droit français sur le droit européen qui est donc une partie de l’exercice de la souveraineté qui, nous l’avons dit, est appelé improprement souveraineté. Cette confusion conceptuelle est accrue par le fait que Michel Barnier utilise un “nous” nébuleux qui semble désigner les Français. Cependant, les Français, peuple souverain, n’ont pas perdu leur souveraineté juridique, il l’ont simplement délégué par un traité à une autre institution que l’État Français. Ils ne peuvent pas « retrouver » une souveraineté juridique qu’ils n’ont jamais perdue. Seul l’État français a pu perdre en pouvoir de souveraineté, peut-être est ce le “nous” que désigne monsieur Barnier ? Mais alors la question est toute autre, il s’agit de savoir à quel niveau il faudrait déléguer les pouvoirs de souveraineté. Au niveau de l’État-nation ou à un autre niveau ?
Deux possibilités d’analyse de la sortie de M. Barnier s’offrent à nous. Soit il affirme qu’il serait plus approprié que chaque État apprécie pour lui-même l’application à faire des droits humains. Or le fait d’affirmer que des droits humains universels doivent être déterminés au niveau national est légèrement contradictoire. Il faudrait donc que l’on juge de l’universel à Paris ? Soit Michel Barnier affirme que la souveraineté populaire française a été usurpée par la formation de l’Union européenne et que nous vivons, de fait, sous le joug cruel d’institutions dictatoriales. Thèse qui serait tout de même un peu hypocrite pour un homme politique qui a passé ces quinze dernières années entre Strasbourg et Bruxelles. Nous laissons à Monsieur Barnier le soin de choisir s’il veut devenir Président de la République française en sapant les principes universels des Droits de l’Homme ou en niant la légitimité de ce pour quoi il a travaillé pendant 15 ans.
Un avis plus général sur l’usage du concept de souveraineté
Pour revenir à des considérations plus générales, notre petite distinction conceptuelle permet de faire apparaître deux séries de questions qu’il ne faut pas confondre si l’on ne veut pas dire n’importe quoi : les questions, d’une part ayant trait à l’existence d’un peuple européen souverain qui soit la justification en dernier ressort des différentes décisions des États membres ou d’un ensemble européen de peuples souverains qui sont chacun la justification des institutions européennes. Cette première série de questions a trait au degré d’unité de l’Union européenne. La seconde série de questions, la plus courante, a trait aux compétences dévolues à l’Union européenne, aux États et aux collectivités territoriales. Seule la première série de questions s’interroge sur la souveraineté au sens propre, la seconde a pour objet la subsidiarité. Que l’on dise si l’on veut que les Européens ne sont pas un peuple ! que l’on dise si l’on veut que les institutions européennes ne devraient pas disposer de telles ou telles compétences! Mais de grâce ne mêlons pas tout et gardons nous de voir une usurpation de la bien-aimée souveraineté nationale là où il n’y a qu’un simple transfert de compétence de l’État à l’Union européenne qui ne retranche rien à la souveraineté des Français.
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