Un pouvoir présidentiel façonné pour la stabilité… mais à quel prix pour l’Europe ?
Lorsque la Constitution de la Ve République fut rédigée en 1958, sous l’impulsion du général de Gaulle, son ambition première était de tourner la page d’une IVe République marquée par une instabilité gouvernementale chronique. Le texte a donc renforcé l’exécutif en donnant au président un rôle central dans la conduite des affaires publiques. L’article 8 de la Constitution illustre cette prééminence : « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du gouvernement ». Effectivement, la présidentialisation a marginalisé le Premier ministre, surtout depuis le quinquennat et la synchronisation des élections législatives avec la présidentielle.
Cette concentration du pouvoir a des conséquences directes sur l’Europe : en fragilisant la continuité de la politique française, elle limite la capacité de Paris à jouer un rôle moteur dans les négociations européennes, de la transition énergétique à la défense ou aux régulations économiques. De plus, ce modèle contraste fortement avec d’autres systèmes européens. En Allemagne, le chancelier fédéral est élu par le Bundestag et ne peut être renversé qu’à travers un vote de défiance constructif. Ou encore, en Espagne ou en Italie, la responsabilité du Premier ministre est également liée au Parlement et pas au chef de l’État.
Des démissions qui résonnent au-delà des frontières
Les départs successifs, d’Élisabeth Borne en janvier 2024, de Gabriel Attal, puis de Sébastien Lecornu, traduisent un malaise structurel. Le Premier ministre devient un exécutant politique chargé d’assumer l’impopularité des décisions sans en maîtriser pleinement la direction. Cette situation nourrit une instabilité qui, au-delà de la France, a un impact sur l’Union européenne. Chaque crise gouvernementale affaiblit la voix de la France dans les débats européens, tout en donnant des arguments aux forces politiques nationalistes et aux partis de droite, qui capitalisent sur la lassitude des électeurs face à une gouvernance jugée instable. Dans un contexte où l’UE cherche à renforcer sa cohésion et son autonomie stratégique, la fragilité française peut limiter son influence et celle de l’Europe dans le monde.
La seule période où le Premier ministre retrouve un rôle central, c’est en cas de cohabitation. Mais depuis 2002, la logique majoritaire a rendu ce scénario quasi inexistant. Le président choisit un Premier ministre aligné politiquement sur lui, ce qui vide le poste de sa substance. À l’inverse, dans d’autres démocraties européennes, le chef du gouvernement doit composer avec des coalitions et répondre constamment au Parlement, garantissant un équilibre plus stable entre légitimation de l’exécutif et contrôle démocratique.
Repenser l’équilibre exécutif : un enjeu européen
Si le Premier ministre français ne peut plus incarner une ligne politique autonome, la séparation des pouvoirs au sein de l’exécutif devient illusoire. Revaloriser le rôle du Premier ministre, limiter le pouvoir présidentiel de le démettre unilatéralement ou réintroduire un décalage entre présidentielle et législatives pourrait rétablir un équilibre plus conforme aux pratiques européennes. Cela renforcerait la légitimité du gouvernement et, simultanément, la capacité de la France à peser dans les décisions européennes.
Soixante-six ans après sa naissance, la Ve République a tenu sa promesse de stabilité, mais au prix d’un déséquilibre durable. La succession rapide des Premiers ministres révèle que le président gouverne seul, ou presque. Dans une Europe où les modèles parlementaires demeurent la norme et où la voix française est essentielle, cette singularité pose question : la stabilité nationale ne devrait-elle pas s’accompagner d’un exécutif capable de participer pleinement aux enjeux européens et de préserver l’équilibre démocratique ?

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