Le Taurillon (LT) : Elections législatives en Hongrie, crise des migrants, montée des populismes de droite, Brexit, etc. Comment analysez-vous la construction européenne au regard de l’actualité et des crises successives ?
Sylvain Kahn (SK) : Il y a deux manières de voir les choses. La construction européenne, si on prend comme date de naissance la fameuse déclaration Schuman du 9 mai 1950, est entrée dans l’âge de la maturité. Il s’agit d’une construction étatique, d’une entité territoriale qui commence à avoir une certaine patine. Elle est plus ancienne ou plus âgée que certains Etats membres de l’Union européenne. Ce n’était pas complètement gagné d’avance, que 70 ans plus tard, elle soit toujours là. L’Union européenne n’est pas un pays : on peut très bien changer de régime en France, au Royaume-Uni, en Espagne, le pays demeure. L’Union européenne n’est qu’un régime politique. Elle n’existe que parce qu’il existe une espèce de conglomérat, d’envie, de volonté et d’intérêts qui les sous-tendent. Mais c’est un projet. Si la volonté manque ou si les gens qui sont au pouvoir veulent faire autre chose, c’est possible de décider de faire autre chose. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on a tendance assez facilement à voir dans l’Union européenne des moments de crises.
LT : Dans votre livre, vous soulignez que la construction européenne s’effectue par un ensemble de crises et de relances. Les soubresauts successifs favorisent l’intégration européenne. Est-ce que l’objectif initial – souvent simplifié par « Paix et prospérité » - est donc atteint ou reste-t-il à poursuivre ?
SK : Je pense que l’objectif est atteint. D’abord l’Union européenne est toujours là. Les grandes fonctions assignées à cette construction européenne sont toujours en état de marche. Les objectifs, dans une large mesure, ont été atteints. Par exemple, le prix Nobel de la Paix en 2012 pour l’ensemble de son œuvre témoigne que l’objectif qu’il n’y ait plus de guerre entre les Etats du continent européen a été atteint. L’autre grand objectif était de faire en sorte que les Européens soient non seulement plus unis, mais également enserrés dans des liens d’interdépendances très forts qui les dissuadent de faire la guerre. Je pense que cet objectif-là aussi a été atteint. Ça les obligeait d’une certaine manière à se considérer comme nécessaires les uns aux autres. Il me semble qu’on ne doit cependant pas oublier que ça peut s’arrêter. L’Union européenne n’est qu’un régime avec des institutions. Certes le degré d’interdépendance, l’inertie et l’habitude sont tels qu’aujourd’hui ça peut paraitre compliqué d’arrêter l’Union européenne, que du coup l’inertie joue pour elle.
LT : On observe cependant un accroissement des nationalismes et des populismes, des phénomènes eurosceptiques de nature à freiner cette construction européenne. Dans votre livre, vous évoquez un nouveau phénomène d’« orbanisation » – où Viktor Orban représenterait le Dark Vador de la force obscure européenne. Avec sa nette victoire lors des élections législatives en Hongrie du dimanche 8 avril – 48,9% des voix et une majorité constitutionnelle des 2 tiers des sièges à la Chambre unique du Parlement hongrois – que va devenir l’illibéralisme en Europe ?
SK : C’est un phénomène très important dont il faut bien saisir la nouveauté. Quand Viktor Orban reprend à son compte le terme de démocratie illibérale, on a effectivement un nouveau mot pour qualifier l’extrême-droite européenne du XXIème siècle. C’est une bonne idée parce qu’il aide les historiens et plus généralement les chercheurs en sciences humaines et sociales à expliquer que l’extrême droite d’aujourd’hui en Europe n’est pas la même que celle des années 1930-1940. Ce n’est pas en instruisant à Viktor Orban un procès pour fascisme qu’on va comprendre à qui on a affaire. Or justement à qui a-t-on affaire ? C’est une personnalité de la droite libérale, centriste, classique. Or il a radicalisé la doctrine de son parti, la Fidesz dans un sens nationaliste, xénophobe, voire raciste, anti-roms et antisémite. Ça ne se recoupe pas forcément, mais on observe également une direction populiste. Le populisme est documenté par un certain nombre de spécialistes et il exprime généralement l’idée que les élites trahissent le peuple, qu’il existe donc par définition un peuple dont l’unité et l’homogénéité résident dans son authenticité. Si on suit la logique, il est donc très important d’arriver à ce que certaines personnes deviennent les dirigeants du peuple, parce qu’ils en seront l’émanation et qu’ils ne le trahiront pas. On voit bien que rien qu’en définissant le populisme ainsi, il y a une certaine distance critique avec la démocratie représentative. Dès qu’on se met à critiquer les élites et à considérer que les élites trahissent le peuple, on est très proche du moment où le principe de représentation lui-même contient cette trahison. Viktor Orban en étant populiste, il questionne, met en cause, bouscule la démocratie représentative et les fondements de la pratique de la démocratie parlementaire et libérale qui sont au fondement des valeurs de l’Union européenne.
LT : Cependant, Viktor Orban – à la suite de sa nette victoire aux législatives – est félicité et reçoit des soutiens à la fois de la droite classique comme le Parti populaire européen dont il est membre et de l’extrême-droite européennes. Est-ce qu’on n’assiste pas aujourd’hui à une droitisation de la droite en Europe ?
SK : En effet, les droites dans leur ensemble en Europe sont déportées vers la droite. Les partis de droite sont devenus plus à droite, c’est une droitisation des partis de tradition chrétienne-conservateur. Certains commencent même à fleurter avec la droite extrême voire l’extrême-droite, comme ce qui se passe en Autriche avec une coalition entre un parti de droite et d’extrême-droite. De ce point de vue-là, on peut dire que Victor Orban a préfiguré ce qu’il se passe en Autriche. Electoralement, ça fait trois fois de suite qu’il gagne. On peut donc parler d’orbanisation pour cette simple raison-là : l’évolution vers la radicalisation, vers l’extrême-droite du parti de droite qu’est la Fidesz préfigure sur le plan doctrinal et le plan politique. Viktor Orban n’est pas un missionnaire, on a un gouvernement dans un Etat-membre de l’Union européenne de droite extrême ou d’extrême-droite depuis 8 ans et qui met en œuvre la politique de son programme.
LT : On parle surtout des pays d’Europe centrale et orientale dans la droitisation des droites européennes. Mais est-ce que ça ne concerne pas également les pays d’Europe du Nord ou occidentale ?
SK : L’Autriche, classiquement est clairement un pays d’Europe de l’Ouest. C’est le premier pas de cette évolution possible. L’Italie si on regarde les résultats des urnes et qu’on additionne les voix des deux partis qui sont arrivés en tête et ont obtenu à eux deux la majorité au Parlement, on a deux partis populistes. C’est indubitable, l’un est d’extrême-droite, La Ligue de Mateo Salvini, et l’autre est antisystème ni droite, ni gauche, c’est le Mouvement Cinq étoiles (M5S). Si ces deux partis font alliance, ça serait certes une alliance contre nature, mais ça ne me parait pas du tout improbable. A ce moment-là, on peut considérer que l’Italie bascule dans l’orbanisation de l’Europe.
LT : Est-ce que cette nouvelle critique vis-à-vis de l’Europe, souvent incarnée par des populismes de droite, de gauche, voire du centre, montre un tournant dans la construction européenne ?
SK : Oui, et le tournant n’est pas celui auquel on avait l’habitude de penser. Avec le Brexit en particulier, on s’est dit « Ah ça y est, ceux qui veulent faire exploser l’Europe sont en train de gagner ». En fait, le Brexit reste un phénomène isolé, dans le sens où il s’agit de la victoire d’une majorité d’électeurs pour la sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni. Or, le tournant s’il y en a un est dans l’émergence d’un nouvel euroscepticisme. Encore une fois, Orban préfigure cette dévolution puisque depuis 2010 il est très critique envers les institutions européennes, tout en prenant soin de ne jamais évoquer la sortie de la Hongrie de l’Union européenne. La critique qui est celle d’Orban vis-à-vis de l’Union européenne se rattache bien plus à sa critique des élites et donc à son discours populiste qu’à la critique souverainiste classique consistant à dire que l’Union européenne est quelque chose de mauvais dans le sens où elle dissoudrait la souveraineté des Etats. Orban en réalité ne cesse de dire qu’il ne faut pas que Bruxelles se mêle de tout. Mais il dit aussi sur un certain nombre de sujet que c’est très bien qu’il y ait une Union européenne et des politiques publiques à l’échelle européenne. Il va même un cran plus loin et là aussi c’est nouveau. S’agissant du nationalisme, il ne se contente pas d’être nationaliste hongrois, il considère aussi, même s’il ne prononce pas le mot, qu’il faudrait une sorte de nationalisme européen pour protéger l’Europe, les frontières extérieures, mais aussi les valeurs et la culture européennes. Orban fait alors une synthèse véritablement nouvelle.
LT : Est-ce que Viktor Orban peut réussir à unifier ou réunifier toutes les extrêmes-droites et les droites populistes d’Europe ?
SK : Ce qui est très intéressant, c’est qu’il ne le cherche pas. Une des raisons de son succès, c’est qu’il a toujours pris soin de rester au sein du PPE. Il ne fait pas spécialement de prosélytisme, mais les gens viennent à lui maintenant.
LT : C’est rare quand les extrêmes-droite se mettent à féliciter un parti à l’unisson et la victoire d’Orban dimanche 8 avril…
SK : Oui et d’autant plus que Viktor Orban n’est pas étiqueté d’extrême-droite puisqu’il est au PPE. Viktor Orban se retrouve, à son corps défendant ou à l’insu de son plein gré, félicité à la fois par des dirigeants de droite gouvernementale de type classique, de la droite bourgeoise constitutionnelle, libérale et démocrate-chrétienne. Et en même temps, il est félicité par des dirigeants de partis d’extrême-droite qui s’assument comme tel et qui se sont regroupés entre eux depuis 2016 au sein du groupe Europe des Nations et des Libertés (ENL) au sein du Parlement européen.
LT : Est-ce qu’Orban serait un fédéraliste européen pour une Europe des nationalismes ?
SK : Oui, on peut dire ça. C’est pour ça que je propose une image pour frapper les imaginations plus que pour décrire une réalité de dire que Viktor Orban est le Dark Vador de l’Union européenne dans le sens où il est le côté obscur de la force européenne. Précisément, Victor Orban nous rappelle que dans l’histoire culturelle et politique des cinq derniers siècles des Européens, il y a bien entendu la tradition des Lumières - dont la construction européenne se réclame directement - et la tradition des Anti-Lumières. Ce qui est formidablement intéressant et puissant avec Viktor Orban et la démocratie illibérale, c’est qu’il le fait en étant dans ce siècle. Orban n’est pas un passéiste, ce n’est pas un réactionnaire. Si Orban est un réactionnaire, c’est un réactionnaire d’aujourd’hui. Du coup, Orban est attractif. Il est en phase avec une demande sociale.
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