Turquie et Sud-Caucase : entre pluralisme et répression extrême

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Théo Boucart

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Turquie et Sud-Caucase : entre pluralisme et répression extrême
Ankara. Licence Pixabay

FOCUS RÉGIONAL. La Turquie et les républiques caucasiennes (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) ne pourraient être considérées comme une région uniforme s’agissant de la liberté de la presse : alors que la Turquie et l’Azerbaïdjan s’illustrent par une répression extrême et une censure généralisée, la Géorgie et l’Arménie, bien plus proche de l’UE, pratiquent un pluralisme médiatique fragile.

La situation politique de la Turquie et des pays du Sud-Caucase présente à la fois des traits communs et des différences. Les quatre pays concernés ont des liens assez significatifs avec l’Union européenne (la Géorgie a signé en 2016 un Accord d’association complet avec Bruxelles, l’Arménie a signe un accord ad hoc moins contraignant, tandis que l’Azerbaïdjan coopère en fonction des domaines dans le cadre du Partenariat oriental, auquel les deux premiers pays appartiennent également. Quant à la Turquie, elle tente depuis plus de 20 ans de rejoindre l’UE, malgré un processus d’adhésion complètement enlisé à l’heure actuel).

Néanmoins, la situation démocratique de ces quatre pays n’est absolument pas comparable. La Géorgie semble être le pays doté des institutions les plus solides, malgré de nombreux problèmes de corruption et une forte ingérence de la Russie, qui occupe militairement 15% du territoire géorgien. Le nouveau gouvernement arménien suscite également beaucoup d’espoir, malgré de gros défis. La Turquie semble irrémédiablement se glisser vers l’autoritarisme et l’hyper-présidentialisme taillé sur mesure pour Recep Tayyip Erdoğan. Enfin, l’Azerbaïdjan est tenu d’une main de fer depuis 1993 par la famille Aliyev (le fils, Ilham, ayant succédé à son père, Heydar, en 2003), le régime est régulièrement qualifié « d’autoritaire », voire de « dictatorial ». A l’instar de la démocratie, la liberté de la presse connaît dans cette région des fortunes très diverses.

Schématiquement, nous pouvons diviser la région en deux : la Géorgie et l’Arménie d’une part, la Turquie et l’Azerbaïdjan d’autre part. Les deux premiers pays, proches de l’Union européenne (surtout la Géorgie), jouissent d’une situation plutôt encourageante : respectivement 60ème et 61ème du classement mondial 2020 établi par Reporters sans frontières, la Géorgie et l’Arménie pratiquent un pluralisme médiatique très précieux dans la région. L’indépendance de la Géorgie en 1991 a vu la création de très nombreux journaux et chaînes de télévision libres. Les médias ont très vite été considérées comme une institution très respectable, où la presse s’est encore plus diversifiée après la révolution des roses de 2003. Le président Mikhail Saakashvili a pourtant tenté de contrôler les médias à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Ces dernières années, les réformes ont permis toutefois l’assainissement du secteur médiatique, selon les mots de RSF (en 2013, le pays occupait encore la 100ème place de son classement).

En Arménie, la pluralité médiatique a mis plus de temps pour s’affirmer. Reporters sans frontières considérait encore il y a quelques années que les médias arméniens n’étaient pas « libres ». En 2018, l’Arménie occupait la 80ème place de son classement. La révolution de velours et l’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian en mai 2018 est vu comme un espoir pour la liberté de la presse. Journaliste, ancien dirigeant du journal Haykakan Jamanak, Pachinian faisait partie de plusieurs mouvements d’opposition avant son accession au pouvoir. RSF affirmait en 2019 que les nouveaux médias avaient servi de « caisses de résonnance » durant la révolution de velours. Une amélioration visible dans le classement de 2020, même si la forte polarisation des médias (comme en Géorgie) est un défi pour un nouveau pouvoir qui doit absolument confirmer les attentes des Arméniens pour une presse libre.

D’autre part, la Turquie et l’Azerbaïdjan, respectivement 154ème et 168ème du classement susmentionné, sont de véritables trous noirs pour la liberté d’opinion et des prisons à ciel ouvert pour les journalistes. Malgré un très mauvais classement depuis des années, la Turquie est le théâtre d’actions anti-journalistes sans précédent depuis la tentative de putsch de l’été 2016. Les médias turcs sont mis au pas et rachetés par des holdings proches du pouvoir. Le journal historique Cumhuriyet fait partie des cibles d’Ankara. Selon Amnesty International en 2018, la Turquie serait même le pays détenant le plus de journalistes au monde (un tiers des journalistes emprisonnés dans le monde le serait ici). Malgré la libération d’une vingtaine d’entre eux depuis lors (selon la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes), la situation reste catastrophique. Une longue tendance au déclin selon le journaliste Aysegül Sert, cité par France Culture (« Avant, quand vous disiez en Turquie "je suis journaliste, je suis là pour vous donner une voix" à un citoyen turc, il était content d’être écouté. Aujourd’hui […] nous avons des difficultés à nommer nos sources, il y a cette peur qui est présente »).

Le harcèlement des journalistes peut même s’exporter en Europe occidentale. En 2018 dans le Sud de la France, des sympathisants du président turc avaient tenté d’enlever la couverture grand format du magazine Le Point, montrant une photo d’Erdoğan avec le titre « Le dictateur ». Lors d’une interview à TV5 Monde, le journaliste français Loup Bureau, emprisonné en Turquie en 2017, avait avoué avoir reçu des menaces de mort sur Twitter lors de la sortie de son livre relatant sa détention.

En Azerbaïdjan, la pression sur les médias a toujours été présente, mais redouble d’intensité depuis 2013. De nombreux médias papier n’ont pas survécu à ce tournant liberticide : Zerkalo en 2014, Azadlig en 2016. L’année suivante, la seule agence de presse indépendante du pays, Turan, était poursuivie par les autorités. Internet n’échappe bien évidemment pas à cette censure, même si des blogueurs indépendants tentent de lever le voile sur la dictature Aliyev. Les médias nationaux sont aux ordres de Bakou, et les dernières élections en début d’année l’ont bien montré. Les journalistes sont traqués, même à l’étranger : Afgan Moukhtarly, journaliste azerbaïdjanais en exil, avait disparu en Géorgie en 2017, avant de réapparaître en prison dans son pays.

Malgré tout, il y a des lueurs d’espoir, comme la relaxe en février dernier de la journaliste Aslı Erdoğan, accusée de terrorisme pour avoir employé l’expression « pression sur la presse ». Des manifestations en faveur de la liberté de la presse ont lieu régulièrement dans le pays, même si cela ne fait pas bouger les lignes.

Lors de notre série spéciale « liberté de la presse en Europe en 2020 », retrouvez également des articles plus détaillés sur la liberté de la presse en Turquie, en Géorgie et en Arménie.

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