Ukraine : « Nous n’avons pas besoin d’un despote éclairé, mais d’un modèle politique efficace »

Entretien de Treffpunkt Europa avec Maksym Folomieiev

, par Arthur Molt, traduit par Charles Nonne

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Ukraine : « Nous n'avons pas besoin d'un despote éclairé, mais d'un modèle politique efficace »
Lors de la manifestation devant le Parlement ukrainien durant le débat sur la réforme de la constitution des débordements ont fait trois morts. - Ⓒ Streetwrk.com

L’Ukraine est encore sous le choc des violents affrontements qui ont ponctué le vote sur les réformes constitutionnelles le 31 août dernier. A Kiev, les manifestants se sont notamment opposés à l’amendement sur la décentralisation, considérant qu’il conduirait à tolérer la sécession de Donetsk et Lougansk. Ce même jour, un membre de la garde nationale avait été tué par une grenade, et plusieurs dizaines de personnes ont été blessées. Quels sont les enjeux de la réforme de la décentralisation ? Comment les médias russes ont-ils réagi aux affrontements du 31 août ? La décentralisation du pays conduira-elle à un modèle européen de gouvernance ? Entretien avec le politologue Maksym Folomieiev.

Arthur Molt : Quelles sont les mesures phares de la réforme sur la décentralisation ?

Maksym Folomieiev : l’organisation administrative de l’Ukraine est encore pour une large partie un héritage de la période soviétique. Elle est très peu efficace, notamment en raison d’un manque de dispositions relatives aux collectivités locales. La réforme constitutionnelle concernera en priorité les questions économiques. L’argent public est toujours géré selon un modèle centralisé, où Kiev reste maîtresse de l’allocation des ressources. Le bon usage de ces deniers publics est régulièrement mis en cause.

A.M. : Et la population accuse le gouvernement central de corruption ?

M.F. : Une partie de la population, oui.

A.M. : La lutte contre la corruption était l’une des demandes d’Euromaïdan. Pourquoi proteste-t-on donc contre la décentralisation ?

M.F. : La décentralisation ne figurait pas dans les priorités d’Euromaïdan. C’est une priorité des experts, mais pas du public. Les gens se sont principalement insurgés contre la corruption et les nouvelles orientations de politique étrangère du pays. Le concept de la décentralisation doit encore être expliqué.

« Le problème est que l’on assimile la décentralisation à une fédéralisation  »

A.M. : Est-ce que le président Porochenko a échoué à expliquer cette réforme ?

M.F. : Le problème est que l’on pense que la décentralisation entraînera une fédéralisation et que cette réforme accordera à un statut spécial aux territoires contrôlés par les rebelles dans le Donbass. Il est possible que l’objectif de la réforme n’ait pas été assez bien clarifié.

A.M. : La réforme a déjà été validée par la Cour constitutionnelle et elle a été adoptée par une claire majorité au Parlement. Comment expliquez-vous donc cette explosion spontanée de violences ?

M.F. : La séance parlementaire de lundi n’a été que la première lecture. Les débats vont se poursuivre, et nous devrions nous rappeler que seule une minorité de radicaux ont manifesté des comportements violents. Il est dangereux de juger un pays entier sur la base du comportement d’un seul homme qui a jeté une grenade sur les forces de sécurité.

A.M. : Pensez-vous que le gouvernement doit davantage surveiller ces radicaux, qui se considèrent comme des patriotes ukrainiens ?

M.F. : En temps de guerre, de nombreuses personnes sont déçues et veulent tout changer, immédiatement. Cela nécessite de nombreux compromis, parfois durs à accepter.

A.M. : Pour autant, comment faut-il s’y prendre avec ceux qui n’acceptent pas les compromis politiques et se manifestent violemment ?

M.F. : Si nous ne parlions que de sujets politiques, nous pourrions en parler avec plus d’aisance. Maintenant, cependant, la guerre à l’Est a déjà fait de nombreuses victimes ; dans ces conditions, il est difficile de parler de considérations politiques. La réforme de la décentralisation. Une niche pour le séparatisme ?

A.M. : Dans l’article 18 des dispositions provisoires de l’amendement, il est dit que « l’administration locale de certains cantons à Donetsk et Lougansk est régie par une loi spéciale. » S’agit-il d’une opportunité pour le séparatisme ?

M.F. : Il n’y a pas de gouvernement élu dans la région de Lougansk et de Donetsk. Dans ce cas, la réforme ne s’y applique donc pas. En vertu des accords de Minsk, la fin des opérations militaires et le rétablissement des contrôles aux frontières sont des préalables à des élections libres déterminées par la loi ukrainienne. C’est seulement à ce moment-là que nous pourrons évoquer l’application de cette réforme dans une zone qui est actuellement sous le contrôle des rebelles.

A.M. : Certains membres de l’opposition voient cette réforme comme une aubaine pour le développement du séparatisme. Comment réagissez-vous à cette affirmation ?

M.F. : Cette idée est exagérée. Nous n’allons transférer que des compétences économiques aux hromada et aux raion (organes d’administration locale). Ils ne se verront pas accorder davantage de pouvoirs politiques ou juridiques. Par ailleurs, le Président aura le pouvoir de prévenir des comportements qui contreviendraient à la Constitution ou à l’intégrité territoriale du pays.

A.M. : Quels seront les pouvoirs des nouveaux préfets ?

M.F. : Ils seront des représentants chargés de contrôler l’application de la loi, sans toutefois intervenir dans la gestion des finances publiques locales.

A.M. : Peut-on considérer que les préfets permettront de prévenir d’autres éruptions de séparatisme ?

M.F. : Oui, ils auront sûrement le potentiel d’arrêter le séparatisme, mais uniquement s’ils travaillent avec efficacité. La situation à Lougansk et Donetsk est en grande partie due au mauvais travail des administrations locales, qui ont fermé les yeux sur les infiltrations illégales sur leur territoire.

A.M. : Les activistes pro-russes considèrent qu’une menace « fasciste radicale » pèse sur l’Ukraine. Comment les évènements du 31 août influencent ce débat ?

M.F. : Selon une plaisanterie qui circule sur les réseaux sociaux, Poutine avait ouvert une bouteille de champagne après les violences du 31 août. Sur la base des dérives d’une personne, les médias russes vont maintenant essayer de répandre l’idée selon laquelle le pays tout entier est piloté par des radicaux. La propagande télévisée a désormais des images à diffuser.

A.M. : Votre ville, Kharkiv, a déjà été le théâtre d’affrontements entre les forces pro-russes et les manifestants d’Euromaïdan. De nouvelles tensions pourront-elles voir le jour ?

M.F. : Nous connaissons le risque d’un conflit violent à Kharkiv. En février, trois personnes sont mortes après une attaque à la bombe orchestrée par des protestants anti-Maïdan. L’une des victimes était le coordinateur d’Euromaïdan à Kharkiv. Il faut rappeler que nous ne sommes qu’à 56 kilomètres de la frontière avec la Russie.

A.M. : Des organes européens comme la Commission de Venise ont salué cette réforme. Est-ce que la décentralisation permettra d’instaurer un modèle de gouvernance plus européen ?

M.F. : La décentralisation peut être considérée comme un pas de plus vers l’Europe. D’un autre côté, une fédéralisation conduirait à la partition de l’Ukraine ; c’est l’idée que la Russie répand. Le modèle de l’URSS était vertical : tous les membres du parti étaient contrôlés par le Kremlin. Nous nous rapprochons aujourd’hui d’un standard européen, où les échelons locaux s’occupent de leurs propres affaires. Nous n’avons pas besoin d’un despote éclairé, mais d’un modèle politique efficace.

Maksym Folomieiev est professeur associé à l’Université nationale Karazin de Kharkiv, en Ukraine. Il est docteur en sciences politiques et y travaille pour les départements de sociologie appliquée et de relations économiques internationales. Sa ville natale est située dans l’oblast de Donetsk.

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