Une révision du droit européen de la concurrence sous pression

, par Timothée Houzel

Une révision du droit européen de la concurrence sous pression

La nouvelle Commission européenne a annoncé, en décembre 2019, sa volonté de revoir les règles de la concurrence européenne. Dans le domaine, la politique de l’Union européenne a récemment été source de critiques.

Le 6 février 2019, le rejet du projet d’acquisition d’Alstom par Siemens a été largement critiqué par les gouvernements français et allemand face au risque d’une concurrence chinoise exacerbée dans le domaine ferroviaire européen depuis 2015. Le droit européen de la concurrence concentra alors les critiques, accusé de ne pas prendre en compte le contexte de la mondialisation et d’entraver la naissance de “champions européens” à même de rivaliser avec les entreprises chinoises et américaines soumises à des contraintes bien moins fortes.

La nouvelle Commission européenne, sous la présidence de l’Allemande Ursula von Der Leyen, a ainsi annoncé, en décembre 2019, sa volonté de revoir les règles de la concurrence européenne, alors que les gouvernements précédemment cités demandent d’assouplir les règles européennes et d’introduire la prise en compte des intérêts stratégiques européens.

Qu’est-ce que le droit européen de la concurrence ?

Le droit européen de la concurrence vise prioritairement à assurer un environnement économique qui garantisse au maximum une compétitivité loyale et productive entre les acteurs économiques. La concurrence est en effet une composante essentielle du marché intérieur traduisant une pensée économique néoclassique selon laquelle seuls des marchés pleinement concurrentiels permettront d’assurer une allocation optimale des ressources, d’obtenir des garanties de prix bas, tout en incitant à l’innovation. Ce droit peut se décomposer en trois principales dimensions.

Tout d’abord, le contrôle des concentrations doit permettre de mesurer si une fusion, en particulier horizontale, réduirait la pression concurrentielle sur le marché concerné. Celui-ci a la spécificité d’être un contrôle ex ante, parfois accusé de décourager les opérations de fusion avant même qu’elles n’aient lieu.

Par la suite, l’interdiction des aides publiques aux entreprises est également une spécificité européenne. L’Union européenne a souhaité, lors de l’émergence du marché intérieur, ne pas voir le retour de marchés nationaux cloisonnés comportant des distorsions de concurrence. Ces aides peuvent toutefois être autorisées si elles sont justifiées par une défaillance avérée de marché qui crée la nécessité d’une action publique.

Enfin, la répression des ententes vise à surveiller la formation de cartels dont la coordination des comportements des entreprises s’avérerait préjudiciable aux consommateurs tandis que l’interdiction des abus de position dominante cherche à prévenir l’utilisation par une entreprise dominante de son pouvoir de marché pour exclure des concurrents et ainsi réduire l’intensité concurrentielle.

Quelles critiques, particulièrement après l’échec de la fusion Alstom - Siemens, le droit européen de la concurrence reçoit-il ?

D’une part, l’échec de la fusion Alstom - Siemens dans le ferroviaire fait suite à d’autres interdictions de rapprochement, par exemple dans l’aérospatiale entre Alenia - De Havilland, conduisant à la disparition d’une partie de la production en Europe. D’autre part, cet échec masque l’acquisition sous contrôle chinois ou américain de géants industriels européens (Pirelli, PSA, Alstom énergie), en partie parce que les acteurs européens potentiellement intéressés (Michelin, Renault, Siemens) redoutent de se confronter à plusieurs mois de négociation avec la Commission pour se voir, in fine, imposer des cessions ou désinvestissements qui feraient perdre au projet une bonne partie de son intérêt.

Ainsi, le régime de contrôle des concentrations est accusé d’entraver la création d’entreprises européennes de taille mondiale pouvant rivaliser avec les entreprises américaines et chinoises sous prétexte de réduire la concurrence sur le marché intérieur. L’interdiction des aides publiques aux entreprises est accusée d’imposer aux entreprises européennes des contraintes plus importantes que celles de ses principaux concurrents mondiaux ne permettant par exemple pas une véritable politique de soutien à certaines filières économiques. Enfin, la répression des ententes et l’interdiction des abus de position dominante sont accusés d’être inadaptés aux nouveaux enjeux posés par l’économie numérique.

En résumé, une question géographique se pose, car la Commission est accusée d’être trop tournée vers le marché intérieur au détriment de l’émergence d’entreprises prêtes à affronter la concurrence mondialisée, et ce, alors que le multilatéralisme est affaibli et que les règles commerciales de l’OMC sont remises en question. In fine, l’Union européenne, en s’imposant des normes concurrentielles trop strictes et non appliquées dans le reste du monde, se briderait elle-même, alors que la création de « champions européens » aurait des vertus en termes d’effet d’échelle, de recherche, de développement, d’innovation ou encore d’accès aux financements.

Un lobbying engagé par la France et l’Allemagne, rejoint par l’Italie et la Pologne

Si, en décembre 2018 déjà, 19 États membres ont fait part de leur souhait de réformer le droit européen de la concurrence pour permettre la création de « champions européens », peu de précisions étaient alors apportées sur les modalités pour y parvenir. En revanche, suite à l’échec de la fusion entre Alstom et Siemens, un manifeste franco-allemand a été publié le 19 février 2019 « pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle », considérant que si les règles de concurrence sont essentielles, les « règles existantes doivent être révisées pour pouvoir prendre en compte les enjeux de politique industrielle afin de permettre aux entreprises européennes d’être concurrentielles sur la scène mondiale ». Dans ce manifeste, la France et l’Allemagne suggèrent notamment la mise à jour des lignes directrices actuelles en matière de concentrations pour mieux tenir compte de la concurrence au niveau mondial ainsi que l’examen d’un droit de recours au Conseil européen, qui pourrait revenir sur les décisions de la Commission, dans des cas bien définis.

Ce manifeste a été complété, en juillet 2019, par un autre document d’orientation rassemblant les gouvernements français, allemand et polonais « pour une politique de la concurrence modernisée » puis, le 4 février 2020, d’une lettre signée par la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Italie, adressée à Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne. Dans cette lettre, les quatre gouvernements demandaient à la Commissaire d’engager la modernisation des règles sur les concentrations, en particulier de la notion centrale de marché pertinent.

Ils plaident également pour une plus grande collégialité dans l’évaluation des règles de concurrence, des règles en matière d’aides d’Etat et du contrôle des concentrations. Car en matière de concurrence, la Commission dispose d’une compétence exclusive, et qu’il s’agisse de la proposition d’un droit de recours du Conseil européen ou bien d’une plus grande collégialité, les quatre Etats membres souhaitent en réalité que la politique de concurrence européenne devienne davantage politique.

Les limites d’une politisation de la politique européenne de la concurrence

La révision du droit européen de la concurrence entamée sous la pression de Berlin et Paris, rejoints par Varsovie et Rome dans un second temps, ne doit omettre certaines réalités. La première d’entre elles concerne le contrôle des concentrations puisque, malgré certains échecs, seules sept opérations de fusion ont en réalité été rejetées par la Commission (soit 0,3 % des opérations de fusion) et 156 autorisées sous conditions, sur près de 3 000 fusions depuis 2010. Ainsi, en décembre 2019, PSA (France) et Fiat - Chrysler (Italie - USA) ont par exemple signé un accord de fusion « pour former le quatrième constructeur automobile mondial ».

Mais surtout, les défauts du droit européen de la concurrence ne peuvent pallier au manque de véritable politique industrielle européenne de même qu’une politique commerciale protectrice. Il ne faut en effet pas confondre droit de la concurrence et politique industrielle, les deux politiques ayant des objets proches (améliorer la compétitivité des entreprises et garantir une compétition équitable). Mais, tandis que la première vise à assurer un environnement économique général favorable à l’innovation, la seconde consiste au développement des entreprises. La politique de concurrence est ainsi un préalable indispensable à toute politique industrielle, ce qui explique que si la nouvelle Commission européenne a annoncé, en décembre 2019, vouloir revoir les règles dans ce domaine, le courrier de février 2020 portant sur la concurrence ait été envoyé en amont de la présentation, par la même Commission, le 10 mars 2020, de sa stratégie industrielle.

De nombreuses voix s’opposent à un droit de la concurrence perdant de sa neutralité et à une Commission dont l’indépendance, nécessaire pour promouvoir l’intérêt général européen, ne serait plus garantie. Car pour ses détracteurs une telle politisation diminuerait la capacité d’influence européenne en la matière, profiterait uniquement aux plus grands Etats membres, et affaiblirait toute politique industrielle européenne.

Car le droit européen de la concurrence actuel, et notamment le Règlement 139/2004 sur le contrôle des concentrations, n’interdit par la création de champions européens mais vise à s’assurer que les opérations soient compatibles avec le marché commun. A titre d’illustration, les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) permettent aux Etats membres, dans un cadre précis, de soutenir des projets transnationaux d’importance stratégique qui contribuent à la croissance économique, à l’emploi et à la compétitivité en Europe (qu’il s’agisse par exemple de la microélectronique, ou plus récemment, des batteries électriques).

En conclusion, le droit européen de la concurrence, bouleversé par la mondialisation et une concurrence chinoise déloyale, de même que par la numérisation de l’économie où l’Europe accuse un retard, est appelé à être actualisé. Ce droit reste indispensable à l’innovation, face à des critiques pointant davantage l’absence de politique industrielle européenne et d’une politique commerciale plus protectrice des intérêts stratégiques européens.

Si le droit européen doit évoluer, c’est davantage dans son application que dans son essence, et son affaiblissement ne rendra pas pour autant l’industrie européenne plus compétitive. Alors que d’importantes décisions doivent être prises prochainement, qu’il s’agisse du mariage entre les chantiers de Saint-Nazaire et ceux de l’italien Fincantieri ou de l’acquisition par Alstom des activités ferroviaires du canadien Bombardier, la présentation, le 10 mars dernier, de la nouvelle stratégie industrielle de l’Europe a notamment évoqué la question de l’éventuelle réforme de la politique de concurrence.

La Commission confirme la révision du cadre européen en matière de concurrence, particulièrement dans la manière dont les règles de concurrence actuelle sont appliquées, notamment en ce qui concerne les recours contre les ententes, et la définition du marché et des règles régissant les accords horizontaux et verticaux. La Commission évoque également la révision des règles en matière d’aides d’Etat dans un certain nombre de domaines prioritaires, dont les aides à la protection de l’environnement et à l’énergie. Mais aucune disposition législative ne devrait voir le jour avant 2021.

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