« Deal ! » La réaction du Président du Conseil européen Charles Michel est aussi concise que son soulagement est grand. Après un Conseil européen d’une durée inédite depuis le Sommet de Nice qui devait négocier le traité éponyme, les Chefs d’Etats et de gouvernements ont trouvé un compromis mardi à 5h40 du matin sur le plan de relance Next Generation EU et le cadre financier pluriannuel pour la période 2021 – 2027, deux outils qui doivent répondre de manière efficace aux conséquences économiques provoquées par la crise du coronavirus qui sévit depuis le début de l’année.
« Les négociations ont été difficiles en ces temps difficiles pour tous les Européens. C’est un bon accord, un accord solide, le bon accord pour les Européens. Je crois que cela va rester dans les annales de l’intégration européenne » a affirmé l’ancien premier ministre belge à l’issue de ce véritable marathon.
« Nous avons négocié pendant quatre longues journées et quatre nuits. Mais cela en valait la peine. Le résultat est un signal de confiance » a renchéri la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui avait présenté le 27 mai dernier la proposition créant Next Generation EU et un budget 2021-2027 rehaussé.
Les principaux leaders nationaux se sont également félicités de cet accord. « Un jour historique pour l’Europe ! » s’est exclamé le Président français Emmanuel Macron, tandis que la Chancelière allemande Angela Merkel a sobrement ajouté « Cela n’a pas été facile, mais ce qui compte pour moi, c’est que nous nous sommes mis d’accord et que nous sommes tous résolus à faire quelque chose de cet accord ». Du côté du club dit « frugaux » ou « radins » (Pays-Bas, Autriche, Danemark et Suède, rejoints ce weekend par la Finlande), la satisfaction est également au rendez-vous. « Le résultat des négociations est positif et prend en compte les intérêts néerlandais » s’est félicité le premier ministre néerlandais Mark Rutte. Sebastian Kurz, premier ministre autrichien, a même publié une photo des quatre leaders « frugaux » tout sourires, en soulignant les « bons résultats » de ce Conseil.
Après le soulagement d’avoir décroché un accord à l’issue de quatre jours de négociations, de nombreuses zones d’ombre et inquiétudes subsistent. De manière général, c’est l’ambiance extrêmement tendue de ce Conseil européen qui doit interpeller sur la nature même du lien et de la solidarité entre les partenaires européens. Voici les enseignements (non exhaustifs) de ces négociations hors norme.
1. En brisant deux tabous, l’Europe a montré qu’elle pouvait encore avancer
En voulant toutefois garder une pointe d’optimisme, disons que le principal enseignement de ce marathon institutionnel bruxellois est que l’UE a réussi à se mettre d’accord sur un plan de relance à l’ambition inédite pour répondre à une crise qui ne l’est pas moins. Eurostat a ainsi prévu une contraction de l’économie européenne de 8,7% (à titre de comparaison, la récession n’avait atteint que 1,8% en 2009).
Ce weekend est le dernier développement d’une réponse européenne à la crise du coronavirus plutôt efficace, surtout si on la compare avec la riposte face à la crise des dettes souveraines de la décennie précédente. Après de fortes tensions initiales (déjà) lors du Conseil européen de mars, un plan de sauvetage de 540 milliards d’euros avait été élaboré par l’Eurogroupe début avril. La Banque centrale européenne a fait preuve en outre d’une remarquable rapidité en proposant des plans de rachats de titres publics de 1350 milliards en tout.
Next Generation EU sera bel et bien doté de 750 milliards d’euros emprunté par la Commission sur les marchés financiers (une première pour une somme si conséquente) et sera adossé à un budget européen 2021-2027 de 1075 milliards d’euros (soit 25 milliards d’euros de moins que dans la proposition de la Commission). L’argent levé sera utilisé principalement dans le cadre du « Fonds de relance et de résilience » (Recovery and Resilience Fund) doté de 672,5 milliards d’euros, entre 2021 et 2024, pour un remboursement échelonné jusqu’à la fin de l’année 2058.
Même si le Parlement européen a encore son mot à dire, cela montre qu’au pied du mur, l’Union européenne peut encore trouver les ressources nécessaires pour sa survie. La mutualisation partielle des dettes au niveau communautaire et la redistribution sans remboursement direct d’une partie des fonds sont en outre deux innovations majeures que la crise aura permises.
2. Les politiques d’avenir sacrifiées pour financer les rabais des « radins »
L’optimisme passé, force est de constater que de nombreux écueils émaillent les conclusions du Conseil européen. Quand bien même le principe de transferts budgétaires soit définitivement acté, les subventions directes aux régions les plus touchées ne s’élèveront qu’à 390 milliards d’euros, contre 500 milliards dans la stratégie de l’exécutif bruxellois. A l’inverse, les prêts directement remboursables seront débloqués à hauteur de 360 milliards d’euros, au lieu de 250 milliards d’euros à l’origine.
Une victoire du « club des radins », farouchement opposé initialement à l’idée d’endettement commun et de distribution de subventions, et qui va même plus loin, puisque le budget européen se retrouve tronqué dans bon nombre de politiques, comme le fonds pour la transition juste (qui passerait de 30 à 10 milliards d’euros) pilier financier du Green Deal, les programmes de santé, le fonds destiné à la recherche et l’innovation « Horizon Europe » (qui passe de 150 à 75 milliards d’euros), ou encore l’instrument de solvabilité (qui passe de 26 milliards à 0). Une décision aberrante qui va à l’encontre de la volonté de faire de l’UE une économie compétitive et tournée vers l’avenir.
« La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un accord. La liste des mauvaises nouvelles est longue : des coupes dans les programmes pour la santé et le climat […] un budget européen tronqué… le tout dans une atmosphère délétère » regrettait ainsi pour sa part Ska Keller, co-présidente du groupe des Verts au Parlement européen. Le manque de financements dans ces secteurs très stratégiques aura vraisemblablement de lourdes conséquences dans les prochaines décennies.
Ces coupes sont d’autant plus déplorables que dans le même temps, les radins bénéficient des rabais substantiels sur leur contribution au budget européen. Encore plus hallucinant, les Pays-Bas se verront octroyer un pourcentage de 25% des droits de douane collectés pour l’UE, l’une des rares ressources propres à disposition actuellement, contre 20% dans le budget précédent. La Commission proposait seulement 12,5%.
3. Le Conseil a mis en exergue des fractures béantes entre les États membres
En prenant du recul sur le fond des dossiers discutés, on ne peut qu’observer de véritables lignes de fractures entres les partenaires européens, entre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest.
La France et l’Allemagne ont été pris au dépourvu dès le vendredi en constatant que les Pays-Bas ne comptaient pas céder sur leurs revendications, provoquant quelques sueurs froides et perte de moyens chez Angela Merkel et Emmanuel Macron tout au long du sommet. Les pays du Sud de l’Europe, comme l’Italie et la Grèce, ont également tenté de négocier de manière bilatérale avec les « radins ». Le groupe de Visegrád, et en particulier la Hongrie et la Pologne, n’a pas été en reste, s’obstinant à refuser le moindre caractère contraignant du respect de l’État de droit dans l’allocation des fonds de relance. Une exigence exaucée, les conclusions du Conseil étant très évasives sur ce sujet très épineux.
Outre son hostilité quant aux valeurs européennes, le premier ministre hongrois Viktor Orbán s’est également illustré par ses propos polémiques critiquant très sévèrement les « méthodes communistes » de son homologue Mark Rutte, rappelant là encore les joutes verbales méphitiques entendues lors de Conseils précédents.
Ces tensions sont assez révélatrices d’un déficit de confiance entre les États membres. L’esprit de solidarité semble être de plus en ténu et l’ère des pinailleries et des égoïsmes nationaux a pris clairement le dessus. Cela grève à la fois l’efficacité de l’Union, mais cela ne fait que nourrir l’euroscepticisme qui incite les gouvernements à veiller encore plus à leurs intérêts nationaux, provoquant ici un cercle vicieux mortifère.
4. France-Allemagne, le retour du tandem visionnaire
L’une des bonnes nouvelles de ce Sommet est à chercher du côté du tandem franco-allemand. Le Président français et la Chancelière allemande ne se sont en effet pas lâchés d’une semelle durant quatre jours, participant même ensemble à des entretiens bilatéraux. Il faut dire que pour la première fois depuis bien longtemps, les deux pays marchent main dans la main pour proposer une politique économique innovante, une situation aux antipodes de l’époque de la crise de la zone euro.
Pourtant, l’Allemagne a longtemps été rétive, voire hostile à ce que proposait le partenaire français. Le tournant est arrivé au mois de mai : la Tribunal constitutionnel fédéral a émis dans un arrêt de sérieux doutes sur la politique monétaires de la BCE, ce qui aurait pu constituer une remise en cause sérieuse de la primauté du droit européen. Cette décision a provoqué un électrochoc à Berlin et un virage à 180° du gouvernement allemand qui présentait le 18 mai, au côté du gouvernement français, une initiative commune de relance préconisant un emprunt de 500 milliards d’euros sous forme de subventions.
A Bruxelles, le moteur franco-allemand a donc réussi à résister aux diverses pressions pour conserver l’esprit de son initiative, malgré les multiples concessions accordées sur d’autres volets. « Avec l’Allemagne, nous avons rendu le plan de relance possible. Merci à Angela Merkel, Ursula von der Leyen, Charles Michel et à l’ensemble de nos partenaires européens d’avoir partagé cette ambition. Depuis l’euro, nous n’avions pas connu une telle avancée » a ainsi tweeté le chef de l’État a l’issue d’une conférence de presse franco-allemande.
Certains observateurs sont pourtant d’avis que le Sommet a mis en exergue la fin de la domination franco-allemande dans les débats européens. Le journal autrichien Kleine Zeitung a ainsi évoqué un « changement des rapports de force dans l’architecture européenne », tout en louant la fermeté du Chancelier Sebastian Kurz. Il semblerait que la nouvelle adversité proposée par ces pays soit de nature à faire évoluer durablement les dynamiques institutionnelles.
5. Un « saut fédéral » contrôlé par les gouvernements nationaux
Cependant, le fait d’accorder une attention particulière aux agissements de tel ou tel pays est révélateur d’un dysfonctionnement majeur au sein de l’UE actuelle : celle-ci est complètement noyautée par l’intergouvernementalisme.
Un exemple symptomatique est à chercher du côté du rôle très effacé de la Commission durant les négociations. De nombreux journalistes se sont interrogés sur cette absence qui en dit long sur la nature très diplomatique des négociations. Si Ursula von der Leyen a exprimé son propre avis, la Commission sera, comme à chaque fois, invitée par le Conseil européen de proposer des choses que les leaders nationaux auront décidé entre eux.
Ainsi, le dernier enseignement ici est plutôt une sorte de paradoxe : alors que de nombreux médias mettent l’accent sur le moment historique que représente cet accord, ce saut « hamiltonien » vers une fédéralisation de l’Union européenne, les logiques intergouvernementales du Conseil restent plus que jamais incontournables pour que l’Europe aille vers une intégration plus poussée.
L’accord trouvé à l’issue de ce Conseil pourrait ressembler à une « victoire à la Pyrrhus » : les dirigeants européens ont usé d’un capital politique considérable et se sont infligés des pressions très fortes pour obtenir un succès nécessaire, mais peut-être insuffisant pour lutter efficacement contre la terrible contraction économique qui s’annonce, et encore moins pour préparer le continent européen aux changements du XXIème siècle.
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