Vincent Couronne (2/2) : « La désinformation a de nombreux effets mais elle peut aussi avoir des objectifs »

, par Léa Schmieden

Vincent Couronne (2/2) : « La désinformation a de nombreux effets mais elle peut aussi avoir des objectifs »

Vincent Couronne est co-fondateur du média Les Surligneurs, qui analyse les discours politiques grâce à la pratique de legal-checking, c’est-à-dire la vérification de la légalité des propositions politiques, chercheur en droit européen et enseignant à l’université. Il analyse pour nous la campagne présidentielle française d’avril 2022 et son traitement médiatique, ainsi que l’utilisation de la désinformation à son égard.

Avez-vous observé beaucoup de fausses informations à l’égard des élections présidentielles ? Pensez-vous que certaines fake news sur la guerre ont été utilisées par les candidats lors de la présidentielle pour orienter leur discours et convaincre ?

Du point de vue de la désinformation, il faut analyser cette campagne en prenant en compte le contexte de guerre, qui était nouveau et est venue s’immiscer dans les débats. Nous nous sommes rendu compte que la désinformation durant cette période concernait en majorité le conflit en Ukraine. Chez Les Surligneurs, étant donné que nous sommes axés sur les questions juridiques ,ce que nous avons constaté, c’est une diminution de la visibilité de la désinformation dans la cadre de la campagne, mais une augmentation significative dans le cadre de l’invasion russe en Ukraine. L’une des fausses affirmations que l’on a souvent vues concernait la raison pour laquelle Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine. Beaucoup de candidats et personnalités politiques d’extrême droite, par exemple Thierry Mariani, les soutiens d’Eric zemmour ou de Marine Le Pen, ont diffusé l’idée selon laquelle la Russie se défendait face à des intimidations de la part de l’occident, notamment de l’OTAN. Or cela a été démenti, la Russie faisait même partie d’un dialogue structurel et d’une commission au sein de l’OTAN. C’est une sorte de révision de l’histoire et des relations juridiques entre l’OTAN et la Russie, et qui a pourtant circulé pendant la campagne. Un autre discours, relayé par certains politiques français affirmait que cette action avait pour but de délivrer le peuple Ukrainien de son dictateur Volodymyr Zelensky et des groupes nazis. Ces informations, en plus d’être fausses et d’offrir un récit à Vladimir Poutine, ne sont juridiquement et historiquement pas correctes. Ce travail est important car ces propos concernent la base et l’explication du conflit actuel. La désinformation a donc de nombreux effets mais elle peut aussi avoir des objectifs, comme la déstabilisation des Etats ou l’orientation de l’opinion.

Avez-vous observé une augmentation des fake news par rapport à 2017 ? Ou, au contraire, une diminution ?

Globalement non, je n’ai pas observé d’augmentation, cela pour deux raisons. La première est que les plateformes numériques ont mis en place des systèmes de modération qui n’existaient pas en 2017. Ces systèmes ont fait leurs preuves et ont permis de contenir l’augmentation de la diffusion de fausses informations. Néanmoins, cela reste très présent : il existe par exemple en 2022 beaucoup plus de sites internet de “réinformation” qu’il n’y en avait en 2017. La réinfosphère englobe tous ces sites internet essentiellement d’extrême droite qui se veulent être des sortes de fact-checker. En réalité, ils sont là pour rétablir “leur” vérité, selon un discours qui leur est propre et non objectif. La deuxième raison est que comme la campagne des élections présidentielles a été réorientée très tôt sur la guerre en Ukraine, la désinformation sur des sujets classiques n’a pas beaucoup circulé, laissant place à celle sur le conflit. Néanmoins il ne faut pas désarmer face à ce constat : certaines plateformes pourraient très bien diminuer voire supprimer cette modération : par exemple Twitter, à la suite de son rachat par Elon Musk, ou encore Facebook, qui licencie beaucoup de salariés, pourrait décider de mettre moins de moyens dans la modération.

Selon vous, ces périodes électorales, propices à la circulation de fausses informations ou de désinformation devraient-elles être plus réglementées qu’elles ne le sont aujourd’hui ? Par exemple, l’Arcom est déjà chargée de l’application de la loi contre la manipulation de l’information (aussi appelée loi infox ou loi fake news). Mais ne serait-il pas plus intéressant qu’elle ait un rôle de contrôle et de sanction sur la désinformation ?

Nous sommes face à un problème : en démocratie, nous devons forcément accepter que de la désinformation circule. Toute censure est suspicieuse, et si elle excessive, même si cela est justifié, peut parfois avoir des effets contre-productifs et alimenter le complot plutôt que de réussir à le calmer et à stopper la diffusion de fausses informations. Il faut éviter que le remède se transforme en poison. La loi sur la manipulation de l’information a été adoptée pour lutter contre la désinformation massive spécifiquement en période électorale et proposent un recours judiciaire en cas de circulation de fausses informations. Mais pour justement préserver la liberté d’expression et la liberté de l’information, le Conseil Constitutionnel, lorsqu’il a rendu sa décision de contrôle de cette loi, en a fortement réduit la portée, de sorte qu’aujourd’hui elle n’est quasiment pas applicable. Elle n’a d’ailleurs toujours pas été appliquée : aucun juge n’a suspendu un contenu ou un service pour diffusion massive de désinformation.

La régulation est inefficace ?

Il est extrêmement difficile de manier ce genre de réglementation. Je pense que l’option européenne est assez intéressante avec le Digital Services Act (DSA), la loi sur les services numériques, car elle ne demande pas aux autorités de régulation de vérifier s’il y a de la désinformation sur les réseaux sociaux, elle demande aux réseaux sociaux eux mêmes de faire en sorte que leur algorithme ne viennent pas fausser la qualité du débat public. C’est-à -dire que leur algorithme ne viennent pas permettre à des acteurs malveillants de venir manipuler l’information. La demande du DSA est simplement de rétablir une sorte d’équité et de transparence dans la circulation de l’information sur les plateformes. C’est la solution qui paraît la plus simple car elle ne demande pas à une autorité publique ou aux plateformes elles-mêmes de pratiquer la censure, elle demande seulement de remettre de l’ordre dans leur algorithme. Car nous savons que ces derniers favorisent la diffusion de la désinformation : cela fait partie de leur modèle économique, permettant aux plateformes d’engranger plus de revenus, notamment publicitaires. Le DSA s’attaque en partie à ce modèle. Je ne crois pas qu’on puisse en réalité faire plus car si on permettait à l’ARCOM de sanctionner un média pour diffusion de désinformation, nous risquerions plutôt d’alimenter les partisans de ce média. Russian Today et Sputnik ont été interdits en Europe, mais cela est une exception rarissime et je crois que la plupart des citoyens comprennent cette décision. Si cela se faisait plus à la légère, ce serait un problème majeur pour nos démocraties, et cela alimenterait toutes sortes de théories de complot.

Pensez-vous que nous puissions réellement limiter la propagation de fausses informations, et sinon, quelles solutions s’offrent à nous pour “bien s’informer” durant ces périodes ?

Nous pouvons réduire la circulation des fausses informations mais cela implique deux choses : appliquer le DSA et faire de l’éducation aux médias et à la désinformation. En effet, si la désinformation se diffuse si facilement à grande échelle, c’est parce que nous y sommes sensibles et poreux. Nous la partageons et contribuons parfois à sa diffusion. Il faut alors éduquer aux médias, aux réseaux sociaux, dès le plus jeune âge et jusqu’aux âges les plus avancés. Ne pas partager un contenu de désinformation, même si cela a pour but d’avertir (cela nourrissant le modèle économique des plateformes évoqué ci-dessus), vérifier les sources d’une information nous faisant douter, passer sa souris sur le profil de la personne qui partage une information, tous ces réflexes rapides doivent être enseignés. L’éducation aux médias, aux réseaux sociaux et à l’information me paraît absolument essentielle en plus d’un cadre législatif pour restreindre la circulation des fausses informations. Si nous faisons bien cela, alors nous pourrons réduire la circulation de la désinformation.

A une échelle supérieure, les élections européennes se tiendront en 2024. Prévoyez-vous des actions et outils pour prévenir la désinformation à cet égard et donner des clés d’analyse aux citoyens ?

Nous allons, comme habituellement, analyser les propositions des candidats avec une équipe spécialisée à cet effet à partir de l’été 2023. Nous discutons en ce moment de l’innovation éditoriale que l’on pourrait avoir à l’occasion de ces élections. La difficulté sera que cette campagne ne passionne pas les foules : il est toujours difficile d’innover et lancer de nouveaux formats quand le sujet passionne moins. Cela est donc en réflexion. De plus, nous aurons certainement des projets en tant que membres de l’European Fact-Checking Standard Networks (EFCSN), qui rassemble différentes organisations de fact-cheking, ayant pour mission de définir la déontologie des médias qui luttent contre la désinformation. Pour le moment, nous avons des projets concernant les élections européennes, à travers lesquels nous souhaitons aider les entreprises de médias et fact-checking en Europe à couvrir les élections européennes. Cela passerait par un soutien technique, humain, par de la formation sur les sujets européens ou bien par des projets communs de coordination avec plusieurs médias en Europe.

Financé par l’Union européenne. Les points de vue et avis exprimés n’engagent toutefois que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture (EACEA). Ni l’Union européenne ni l’EACEA ne sauraient en être tenues pour responsables.

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