Voler des libertés en toute impunité : droit à l’avortement et état de droit en Pologne

, par Meray Maddah, Traduit par Léo Allaire, Traduit par Lorène Weber

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Voler des libertés en toute impunité : droit à l'avortement et état de droit en Pologne
Une manifestation contre les réformes du gouvernement polonais envers le secteur judiciaire, 2017. Sakuto // Flickr (CC BY-ND 2.0)

Nous avons tous été les témoins des manifestations et des marches qui ont rempli les rues des villes polonaises avec un nombre important de femmes, mais aussi d’hommes, qui protestaient contre la suppression du droit à l’avortement soutenu par le parti conservateur PiS (Prawo i Sprawiedliwość, Droit et Justice) et par l’Église catholique. Dans un pays européen où l’idée de pluralisme a été dénigrée par le parti au pouvoir et par ceux qui soutiennent la politique controversée du parti, beaucoup ont averti qu’il se passerait peu de temps avant que les droits des femmes n’entrent dans le collimateur du parti ultra-conservateur polonais, dans sa quête pour obtenir des voix et consolider sa base électorale.

Un article précédent abordant la détérioration des libertés en Pologne se concentrait sur les Cours et l’état de droit. Ce deuxième article explore les actions controversées que le parti Droit et Justice a entrepris pour étendre sa popularité dans le pays, et la manière dont le sujet de l’avortement a été utilisé par les politiques et les autorités nationales. Sans surprise, l’Église catholique a pris sa posture habituelle sur le sujet : les dirigeants de l’Église ont salué la proposition en se basant sur ce qu’ils perçoivent comme des valeurs correctes, pieuses et religieuses.

En 2016, un projet de suppression quasi-total de l’avortement avait été abandonné par le Parlement polonais, le Sejm, après des manifestations de masse. En janvier 2018, cependant, un nouveau projet de loi pour restreindre le droit à l’avortement a été présenté en commission. Cette proposition de loi interdirait l’avortement même dans les cas où le fœtus souffrirait de troubles congénitaux. Chacun est capable de deviner que cette proposition de loi a été proposée et soutenue par le PiS. Cependant, les partis d’opposition ont également été complices d’une aggravation de la situation. En janvier, la proposition de loi « Sauver les femmes », qui libéralise les règles de l’avortement, a été rejetée suite aux abstentions et à l’absentéisme d’un grand nombre de députés de l’opposition le jour du vote. Ce comportement a créé une certaine déception dans une partie de l’opinion publique qui plaçait encore un peu d’espoir dans les partis d’opposition au Parlement.

Les organisations de la société civile en Pologne, malgré des moments difficiles et les obstacles érigés au cours de la récente répression de l’État, ont été à l’avant-garde en faisant des propositions alternatives qui vont à l’encontre du projet de loi d’interdiction à l’avortement. Un exemple de ce travail est le projet de loi « Sauvez les femmes » précédemment cité, mis en avant par des mouvements pour les droits des femmes en Pologne. Ironiquement, le jour même où ce projet de la loi a été proposé, le Sjem a approuvé le projet de loi anti-avortement promu par des groupes tels que la Fondation pour la vie et la famille. Le projet de loi a par la suite été bloqué dans les dernières étapes du processus législatif, mais le droit à l’avortement est constamment menacé. L’accès à la contraception d’urgence a été progressivement restreint, avec l’obligation de présenter une ordonnance pour l’obtenir en pharmacie, ou encore le refus de certains pharmaciens de fournir la pilule. Plus récemment, le gouvernement a cherché à traquer les femmes qui tentent d’acheter une contraception d’urgence sur internet.

L’enjeu du droit à l’avortement a été mis en lumière ces trois dernières années, en particulier depuis que le PiS a obtenu la majorité à la fois législative et exécutive, tout en prenant lentement le contrôle du judiciaire. Le point qui a peut-être été négligé par différents rapports sur l’Europe de l’Est est que le problème était en fait rampant dans la société depuis 2008. En 2008, la nation s’est passionnée pour une jeune Polonaise de 14 ans, sous le pseudonyme « Agata » qui, tombée enceinte suite au viol dont elle avait été victime, avait décidé d’avoir recours à l’avortement. Cette affaire a divisé la nation entre deux camps diamétralement opposés : les « pro-vie » d’un côté, et les « pro-choix » de l’autre.

Andrzej Kulczycki, professeur et militant pour le droit à l’avortement, décrirait la situation dans le pays après la chute du communisme, qui a créé une atmosphère propice à la discussion sur les droits reproductifs des femmes. "Le 4 juin 1989 a marqué la fin du communisme en Pologne. Depuis, les partisans du droit des femmes à avoir le choix en Pologne ont fait face à un paradoxe. Les changements politiques qui ont amené à l’élaboration d’un Etat démocratique ont également amené à des restrictions des droits des femmes comme effet secondaire inattendu."

En 1993, sous la pression de l’Église, l’avortement a été complètement banni, sauf dans les cas de risque sévère pour la santé de la mère ou dans le cas d’un viol ou d’un inceste.

Le sentiment anti-avortement a augmenté de manière importante depuis, particulièrement parmi les électeurs conservateurs et les proches de l’Église et de ses valeurs. La politisation de l’avortement, qui a été utilisée par différents candidats politiques en Pologne, est encore plus alarmante. Comme le montre le professeur Małgorzata Fuszara :

"Au-delà des raisons sociales, le sujet de l’avortement est resté central dans le débat politique pour une autre raison : alors que beaucoup de candidats aux élections sont d’accord sur des sujets tels que l’économie, la politique étrangère et le processus de démocratisation, ils se servent du débat sur l’avortement pour se distinguer entre eux. L’avortement a alors joué un rôle crucial dans la cristallisation du système politique après la période communiste et lors du processus de transformation de la Pologne en un Etat démocratique."

Les plus grands risques que les restrictions de l’avortement ont créé sont les solutions illégales proposées par des « marchés » informels, qui offrent aux femmes des possibilités d’avortement, mais les exposent à l’illégalité et à de graves risques pour la santé. D’après la BBC, entre 10 000 et 150 000 avortements clandestins ont lieu annuellement, tandis que le nombre d’avortements légaux se situe entre 1000 et 2000. L’écart stupéfiant entre les chiffres montre les conséquences graves des restrictions à l’avortement : cela constitue un exemple classique de la manière dont les limitations des services de santé, quelles qu’en soient les causes, conduisent à une augmentation du recours aux procédures illégales qui peuvent mettre en danger la vie des patientes les plus vulnérables.

Ajoutant de l’huile sur le feu, l’enracinement de l’Église catholique polonaise dans l’arène politique actuelle a consolidé le soutien aux limitations pratiques du droit à l’avortement. La libéralisation de l’avortement demeure un enjeu de survie pour celles qui demandent l’accès juste aux services de santé. Même en 2008, il y avait des efforts cohérents de la part de mouvements pour les droits des femmes, des défenseurs des droits fondamentaux, des militant.e.s féministes, des ONG et des associations de solidarité pour orienter le débat vers une désignation adéquate des libertés et des droits civils, en particulier par l’élargissement de la légalisation de l’avortement.

Non responsabilité : l’Union européenne contre la Pologne

Le monde a été le témoin des évènements actuels en Pologne. Les observateurs sont nombreux, et les critiques des décisions du gouvernement et des décideurs sont encore plus nombreuses. Portant, il y a de quoi être stupéfait devant le manque de responsabilité du gouvernement.

Quand des valeurs communes de l’Union européenne sont attaquées dans un Etat membre, l’Etat qui les viole doit faire face à sa responsabilité par le déclenchement de l’article 7 du traité de l’Union européenne. Comme expliqué par Politico Europe, l’article 7 est une « procédure d’infraction qui doit être utilisée contre les Etats membres qui sont responsables de violations de droits fondamentaux. (…) Cet article est divisé en deux parties. Le paragraphe 7.1 doit permettre au Conseil européen d’adresser un avertissement formel à chaque Etat membre qui est accusé de violer des droits fondamentaux. Si cela ne produit pas d’effet, le paragraphe 7.2 peut imposer des sanctions et suspendre le droit de vote du pays. » Le Parlement européen a voté plus tôt dans l’année, à une large majorité, d’entériner la décision de la Commission européenne de déclencher l’article 7 contre la Pologne. Aller au bout de la procédure retirerait à la Pologne ses droits de vote dans l’Union européenne.

Il est important d’indiquer que bien que le vote sur le déclenchement de l’article 7 ait été largement approuvé par les députés, on attend encore que la Commission prenne des actions concrètes, dans la mesure où toute avancée supplémentaire serait bloquée par les Etats membres. Au printemps dernier, la Commission européenne a donné au gouvernement polonais d’extrême-droite jusqu’à juin pour résoudre les différends relatifs à l’indépendance du système judiciaire. Varsovie, par la voix de son Premier ministre Mateusz Morawiecki, doit répondre à la demande faite par les institutions de l’Union européenne. En octobre dernier cependant, après une requête de la Commission européenne faite en août, la Cour de Justice de l’Union européenne a ordonné au pouvoir polonais de suspendre immédiatement ses actions envers la Cour suprême de Pologne, étant donné qu’elles constituaient une infraction au droit de l’Union européenne. Les nouvelles lois stipulaient que l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour Suprême devait être abaissé, et que tous les services judiciaires actifs pouvaient être étendus par le Président polonais (une loi qui a suspendu 40% des juges de la Cour suprême).

Conclusion

La rébellion ouverte contre l’Union européenne à laquelle la Pologne se livre suscite des inquiétudes et a conduit cet État d’Europe centrale à un conflit avec ses pairs européens. Les valeurs fondamentales défendues par l’Union européenne telles que le respect pour les droits humains et la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité et l’état de droit ont été délibérément mises en cause par les réformes polonaises orchestrées par la loi et le parti Droit et Justice. En outre, la répression à laquelle sont confrontées les femmes polonaises et la fragilité de leur droit à l’avortement sont des sujets encore plus alarmants.

En observant les mouvements d’activisme social à travers le monde, et en créant un dialogue sur les droits de l’homme et la dignité humaine, on peut se rendre compte qu’en effet, le discours est poussé dans une direction qui, espérons-le, aidera ceux dont les droits sont marginalisés et opprimés. Cependant, avec la montée de l’extrême-droite et des politiques qui l’accompagnent, notamment en Europe, il semble que, dans le cas spécifique de la Pologne, le droit à l’avortement des femmes sera encore plus restreint.

Les actions omniprésentes du PiS n’ont pas surpris ceux qui l’ont porté au pouvoir, mais la confiance entre ceux qui s’opposent à sa politique et ses manœuvres extrêmes et les partis politiques qui représentaient une mince couche d’opposition a diminué. Les acteurs de la société civile se sont retrouvés dans une position de responsabilité et ont eu l’obligation de rendre des comptes à leurs concitoyens pour lutter contre les atteintes vicieuses à leurs droits et à leur dignité. On pourrait supposer qu’à l’heure actuelle, les discussions sur la séparation entre l’Église et l’État auraient été réglées. Pourtant, la Pologne, avec ses réformes et l’affaiblissement de la séparation des pouvoirs, est en train de brouiller lentement la frontière entre ce qui devrait être une simple question de respect de la Constitution et ce qui pourrait être politiquement pratiqué.

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