Un grand avantage de cet ouvrage est sa clarté et la simplicité des phrases. L’ouvrage vise autant les spécialistes de la question qui verront leur bagage de connaissance indéniablement enrichi d’arguments présentés dans les propos soigneusement recueillis par M.Verluise, qu’au grand public n’ayant pas forcément pour objectif de toucher au cœur même du problème mais cherchant à enrichir sa culture générale de notions de base en la matière.
Un autre avantage de cet ouvrage collectif est que les auteurs sont tous des hommes du terrain, cet à dire anciens ambassadeurs, ministres, hauts fonctionnaires ou bien des chercheurs de haut niveau. Ils ne mâchent pas les mots et n’hésitent pas à donner leurs propres opinions sur des sujets précis.
L’ouvrage est très pertinent dans le contexte géopolitique actuel. En effet, les élargissements à l’Est de 2004 et 2007 ont posé pas mal de problèmes de compréhension des PECO dans l’Europe de l’Ouest. Ces ex- démocraties populaires sont très peu connues aussi bien par le large public que par les spécialistes dans le domaine de sciences politiques.
Les difficultés dans le dialogue entre les « nouveaux » et les « anciens » en Europe
Aujourd’hui, à l’Ouest l’opinion publique ne comprend souvent pas pourquoi la Pologne ou la République Tchèque réagissent d’une manière qui va à l’encontre de la volonté des grandes puissances européennes, et notamment la France et l’Allemagne. Dans ce contexte, il est particulièrement intéressant de lire le chapitre écrit par Jacques RUPNIK, un grand spécialiste de l’Europe de l’Est, qui nous parle des passifs de l’UE dans les PECO. En effet, les pressions allemandes sur la question de décrets de Benès, comme le montre l’auteur, ont suscité une forte inquiétude dans ces pays, et notamment en République Tchèque. Et c’est la Russie, la Grande Bretagne et les Etats-Unis qui ont soutenu les Tchèques, et non pas la France, qui aurait pu les rassurer quant au couple franco-allemand et l’UE. S’impose donc la conclusion que si lors de la guerre en Irak les PECO « ont raté une bonne occasion de se taire », la France a raté elle-même beaucoup de bonnes occasions de parler. Il va de soi que cette formulation de M. Chirac a été mal vécue dans les PECO et elle leur a rappelé les discours de M. Brejnev à leur égard.
On en voit le résultat aujourd’hui : lors de la négociation du nouveau traité modificatif à Lisbonne les Polonais et les Tchèques étaient plus que méfiants à son égard car ils croyaient que le nouveau système de vote allait permettre aux autres pays de les contourner dans la prise de décisions, et avaient menacé de bloquer son adoption. Par ailleurs, la question des décrets de Benes est restée recurrente : l’euroscéptique Vaclav Klaus l’a utilisée jusqu’au bout pour s’opposer au Traité de Lisbonne.
L’Allemagne de retour
La réunification allemande présentée dans cet ouvrage par Jacques Jessel mérite une lecture très attentive. On y démontre les changements majeurs qu’elle a entraînée dans la géopolitique européenne. La RDA était une formation artificielle, elle divisait un peuple en deux, rendant le processus de la réunification naturel, mais on peut faire tout de même une remarque : à force de vivre dans un système communiste les mentalités en RDA ont évolué différemment de celles de la RFA, aboutissant à deux sociétés distinctes, dualité vite ressentie après la réunification.
L’auteur nous explique qu’après la chute du mur de Berlin, la RDA était « condamnée » à la réunification. C’est vrai dans la mesure où le mur était soutenu par Moscou, et dès lors que cette dernière a autorisé sa chute cela signifiait qu’elle autorisait d’une manière implicite la réunification. La preuve c’est qu’après la chute du mur de Berlin l’existence de la RDA n’a pas tenu un an. L’auteur décrit ensuite les erreurs commises par la diplomatie française et par François Mitterrand. Le Président de la République craignait en effet que la France perde sa place de leader en Europe en soutenant la réunification allemande. M. Jessel montre que c’est exactement le contraire de ce qui s’est passé. La RFA réunifiée est devenue le pays le plus fort de l’Europe, tandis que la France s’est discréditée quelque peu. Il va même jusqu’à dire, que dans une certaine mesure c’est l’Allemagne qui a mené la politique dans l’Union Européenne pendant les années 90, notamment en créant l’union monétaire selon son propre modèle, mais aussi en demandant un élargissement sans attendre : d’abord à l’Autriche, la Suède et à la Finlande en 1995 et aux PECO en 2004 et 2007, comme le démontre l’auteur.
L’Allemagne est devenue ainsi non seulement le leader économique, mais aussi le centre de gravité du continent européen. Les auteurs qui en parlent le montrent très bien, en donnant des exemples des politiques allemandes, qui s’imposent en Europe. Géographiquement, l’Allemagne se trouve aujourd’hui au centre de l’Europe ; elle détient la majorité des voies de communication entre l’Est et l’Ouest. Forte de ses relations historiques dans les PECO, elle y instaure "l’hégémonie douce" dans les années 90. Cette influence diminue quelque peu au début des années 2000, essentiellement pour deux raisons : d’abord, le pays est frappé par une crise économique et deuxièmement, les Etats-Unis s’imposent de plus en plus dans l’Europe de l’Est, notamment avec l’élargissement de l’OTAN.
Les Etats-Unis, facteur de discordes en Europe ?
Il faut dire que la politique allemande dans les PECO bute sur un facteur important dans la géopolitique européenne aujourd’hui, comme le montre cet ouvrage : les Etats-Unis et l’OTAN. En effet, en voulant élargir l’Europe, Berlin n’a pas tenu compte des aspirations principales des PECO : la sécurité et la liberté, obtenues il n’y a pas longtemps et qu’ils n’avaient pas forcement envie de perdre. L’Europe ne peut pas leur offrir cette sécurité, faute d’avoir une politique de sécurité commune efficace, ces pays vont se tourner vers Washington et ses structures militaires. Cela a créé une division dans l’UE, particulièrement ressentie pendant la guerre en Iraq. M. Rumsfield, ministre américain a empiré les choses, en divisant le continent en deux : « vieille Europe » et « Jeune Europe ».
Les Etats-Unis conservent l’OTAN donc comme un moyen d’action en Europe, comme le montre Jean Ordessa. En effet, si la PESC peine à se renforcer c’est en partie à cause de l’OTAN et des Etats-Unis. Etant les grands gagnants de la guerre froide les Américains ont une image très positive dans l’Europe de l’Est, car ils se montrent comme son protecteur contre la « menace russe ». De surcroît, ils ont les moyens d’agir et contrairement à la défense européenne se présentent comme la seule force crédible aux yeux des PECO capable de les protéger. Ces pays, comme la Pologne, ont prouvé leur fidélité à Washington lors de la guerre en Iraq. Les Etats-Unis ont donc profité de cette occasion pour diviser davantage l’Europe.
Lourd héritage communiste
Un autre point important traité dans ce livre est l’héritage de la mentalité soviétique dans les PECO. Richard Backis fait une analyse sur ce sujet. En effet, pour survivre dans la société soviétique il fallait toujours mentir pour plaire aux chefs du parti, considérés comme les seuls capables à prendre des décisions. Les gens étaient contraints de vivre un double jeu : celui de la société, et celui d’ « en cuisine », le seul endroit, selon un proverbe soviétique, où il était possible de s’exprimer librement, mais seulement devant les proches où les gens « sûrs », qui n’allaient pas vous dénoncer. La corruption, les pots-de-vin et autres cadeaux dans l’Europe de l’Est sont donc issus de ce système et réflexes psychologiques. Dans l’Union soviétique, où tout était en déficit, le seul moyen d’obtenir quelque chose était de le voler de son travail, et ceci, sous les yeux des dirigeants. Puisque presque tout le monde le faisait, les gens se couvraient l’un l’autre.
Les chefs, toujours les membres du parti, avaient des pouvoirs énormes et étaient intouchables vis à vis de la majorité, car le système était très hiérarchisé. Après la chute du communisme, la majorité des cadres communistes sont restés à leurs postes, tout en gardant leurs habitudes acquises pendant l’époque du totalitarisme. Le seul point sur lequel on peut contester l’auteur c’est la durée de cet héritage. Il nous dit qu’il faudra encore une vingtaine d’années pour que cette mentalité disparaisse, ce qui semble un peu exagéré, compte tenu de l’ouverture de frontières européennes aux populations de ces pays. La même critique peut être faite à M. Verluise, qui dans son essai sur la Roumanie craint que la corruption issue du soviétisme pourrait influencer aussi les institutions européennes. Cependant, on constate que c’est plutôt l’inverse qui se passe : sous la vigilance des observateurs européens les autorités roumaines sont obligées d’agir contre la corruption, comme le prouvent de nombreux procès en justice contre les fonctionnaires corrompus.
Cet ouvrage mérite une vraie attention et une lecture très attentive. Les arguments qui y sont présentés sont d’une très grande qualité, et permettent de voir dans l’actualité les conséquences des erreurs commises dans le passé.
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