Le « bashing » contre l’Europe a de beaux jours devant lui. Accusée par certains de tous les maux, d’être trop « libérale », ou au contraire d’être un « monstre bureaucratique », ou encore d’être inefficace quand il faut réagir à des crises, l’UE est désormais critiquée plus ou moins injustement dans les grands médias français, qui, soit dit en passant, n’ont pas vraiment brillé dans la couverture médiatique de la dimension européenne de la pandémie de COVID-19.
Dernier grand média en date à se prêter à la critique un peu trop facile, Le Monde, journal de référence s’il en est. Dans un article paru hier, Jean-Pierre Stroobants, Sylvie Kauffmann (directrice éditoriale du journal) et Virginie Malingre (spécialiste des affaires européennes), relatent comment le coronavirus a pris tout le monde au dépourvu en Europe, reprenant même dans le titre de l’article l’expression « somnambule », déjà utilisée par un diplomate italien début mars, pour qualifier l’inconscience européenne face au COVID-19.
Les institutions européennes, et en particulier la Commission dirigée par Ursula von der Leyen, n’auraient pas pris la juste mesure de la gravité de la situation et auraient laissé le champ libre aux réactions nationales désordonnées.
Déplorer les très faibles marges de manœuvre de l’Union européenne dans cette crise sanitaire est parfaitement légitime, dans la mesure où la base juridique de la politique européenne de la santé est circonscrite par l’article 168 TFUE, n’accordant à l’UE qu’une compétence d’appui dans le domaine.
Néanmoins, il ne faut en aucun cas oublier deux choses qui permettraient de compléter - modestement - l’analyse proposée par Le Monde : les responsables de la sclérose européenne sont en grande partie les États qui ne dotent pas l’UE de compétences nécessaires pour lutter contre des menaces typiquement transnationales ; de plus, la réponse européenne à la pandémie, si elle a été effectivement laborieuse au début, n’en est pas moins tangible, surtout en la comparant à celle lors de la crise de la zone euro.
Le « retour en force de l’État-nation » : un frein à la gestion de crise
Si Stroobants, Kauffmann et Malingre pointent dans leur article le « réflexe du chacun pour soi » et déplorent que la plupart des Etats membres n’aient pas été « à la hauteur » dans les premiers jours de la pandémie, ils ne mettent pas suffisamment en exergue toute la responsabilité des gouvernements nationaux dans la difficulté pour l’UE à appréhender une crise sanitaire, ni une crise en général.
Comme rappelé plus haut, la base juridique pour la politique européenne de santé publique est bien faible, puisque seul l’article 168 du TFUE y fait référence. Or, qui a rédigé cet article (alors que celui-ci était connu sous « l’article 152 du Traité instituant la Communauté européenne ») ? Qui ratifie les traités européens une fois signés ? Les gouvernements nationaux. En clair, les textes juridiques fondamentaux sur lesquels l’action de l’UE se repose sont teintés d’intergouvernementalisme : ce sont les gouvernements nationaux qui ont la main sur les compétences de l’UE. S’ils avaient voulu doter celle-ci d’une véritable compétence non seulement dans la santé publique, mais aussi dans les soins de santé, ils l’auraient fait. Les citoyens européens, par exemple, n’ont aucun rôle dans l’élaboration d’un traité européen.
En outre, Le Monde met cette fois-ci très peu la lumière sur la solidarité inter-étatique (fortement louée par la présidente Ursula von der Leyen lors de la dernière séance plénière du Parlement européen mi-avril). Celle-ci a pourtant permis de désengorger les services d’urgence d’hôpitaux de certaines régions françaises (comme le Grand Est) ou italiennes. Ainsi, la « réalité impitoyable » que représente les campagnes de propagande russe et chinoise mettant en scène leur aide aux pays européens est plus dû aujourd’hui à de sérieuses lacunes européennes en termes de communication qu’à un réel manque de solidarité.
Alors, si l’article du Monde laisse entendre (peut-être maladroitement) que l’échelon national est le seul à avoir répondu, tant bien que mal, à la crise du coronavirus, il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives : la fermeture des frontières n’a pas arrêté le virus (la frontière française n’a même pas arrêté un nuage radioactif venant d’URSS, figurez-vous !), les économies sont trop intégrées pour que la suspension de Schengen puisse améliorer quoi que ce soit. En revanche, la réouverture ordonnée des frontières et le rétablissement de la pleine liberté de circulation sont les seules solutions pour éviter une forte récession de l’économie européenne.
L’UE, la capacité d’adaptation avant tout
La deuxième remarque qu’il faut apporter à la contribution du Monde est bien plus grave : l’UE n’a pas été complètement paralysée depuis début mars et de nombreux programmes ont été initiés, dont certains représentent des innovations. Ainsi, selon Le Monde, il faut « assurer la reconstruction de économies européennes ». Là encore, l’UE fait de son mieux, selon les compétences qu’ont lui a données.
Il est tellement facile de se focaliser sur les « pinailleries » des Conseils européens successifs (le 26 mars puis le 23 avril, le premier ayant notamment été le théâtre d’un véritable affrontement verbal entre le premier ministre portugais Antonio Costa et son homologue néerlandais Mark Rutte), ou encore sur les retards à l’allumage de l’Eurogroupe (qui, il est vrai, a une réputation très sulfureuse depuis quelques années). Les échecs et les divisions sont en effet bien plus spectaculaires que les moments d’unité.
Toutefois, même si les divergences au sein de l’UE sont encore trop criantes et fort inquiétantes pour la suite, l’Union a mis en place une stratégie plutôt tangible pour pallier les effets économiques et sociaux de la crise, puis pour programmer la reprise économique que l’on espère rapide : comme le rappelle justement l’article du Monde, la Commission a d’abord décidé de sacrifier deux de ces lois d’airain en suspendant le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) et en autorisant les aides d’États pour éviter de nombreuses faillites d’entreprises. Elle a ensuite mobilisé 37 milliards d’euros sur le budget européen pour répondre financièrement à la crise.
Le compromis de l’Eurogroupe du 9 avril comprend notamment le plan SURE concernant le chômage partiel en Europe, ainsi que des prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI). L’aide allouée par le mécanisme européen de stabilité (MES) n’est pas assortie de conditions, comme le souhaitait l’Italie. Dès mars, la Banque centrale européenne, seule institution réellement fédérale en Europe, a réagi en mettant en place un vaste de plan de 1000 milliards d’euros de rachat d’actifs, calmant pour le moment les inquiétudes sur la dette souveraine de pays comme l’Italie.
La Commission prépare un plan de relance (recovery plan) qui pourrait porter le prochain budget européen à 2% du PIB de l’UE (par rapport à un peu plus de 1% actuellement). L’article 122 du TFUE (relatif à la solidarité européenne en temps de crise) pourrait également être utilisé. La chancelière allemande Angela Merkel s’était en effet déclarée prête à accepter un budget européen beaucoup plus important pour pallier la crise.
En revanche, ce qu’elle n’accepte pas (pas plus que les Pays-Bas de Mark Rutte), c’est toute forme de mutualisation de dettes (une condition pourtant sine qua non pour la pérennité d’une union économique et monétaire). La bataille autour de Coronabonds risque de rythmer l’actualité européenne pendant encore de nombreuses semaines.
En résumé, et pour reprendre le titre d’une interview d’Alexandre Robinet Bergomano, responsable du programme Europe à l’Institut Montaigne, « les institutions européennes font preuve d’une remarquable capacité d’adaptation ». Si celles-ci n’ont pas de marge de manœuvre digne d’un État fédéral, elles ont réagi de manière assez honorable, surtout en regardant en arrière, lors de la crise de la zone euro, où les positions entre Nord et Sud de l’Europe étaient encore plus irréconciliables.
Toutefois, une telle adaptation ne suffira pas à l’avenir, et l’UE devra vraiment consolider ses politiques publiques, en particulier dans le domaine de la santé, tout en affirmant sa défense de l’État de droit, de plus en plus bafoué en Europe centrale, où la Pologne et la Hongrie profitent du coronavirus pour le grignoter encore plus.
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