La lente chute de l’État de droit serbe
La Serbie et ses 7 millions d’habitants est donc la première à écarter la menace de la covid-19 pour retourner dans les isoloirs. Preuve d’une démocratie qui fait passer la peur sur le second plan et vitalise son État de droit en donnant directement la voix à ses citoyens pour l’élection de ses représentants, détenteurs du pouvoir législatif, moteur essentiel d’un système démocratique serein ? Si seulement…
Il n’est pas nécessaire d’observer très longtemps la Serbie pour apercevoir les éraflures, les griffures, les fractures d’une démocratie qui se sclérose lentement, depuis l’arrivée au pouvoir d’Aleksandar Vučić. Noémie Chemla l’a bien analysé dans son article : la liberté de la presse est en danger en Serbie, attaquée par le pouvoir en place qui n’hésite plus à enfermer des journalistes. Des médias bafoués, une justice opprimée, autant de dérives autoritaires qui scandalisent quand elles se déroulent en Turquie mais n’émeuvent guère les Européens en Serbie. Ce sont pourtant ces symptômes qui ont poussé des milliers de Serbes dans les rues, parallèlement à la manifestation des Gilets jaunes en France durant des semaines à partir de décembre 2018, et persuadé les partis d’opposition de boycotter les prochaines législatives prévues en avril 2020.
La frilosité de certains dirigeants européens à accueillir de nouveaux États membres et la volonté, portée notamment par Emmanuel Macron, de durcir le processus d’adhésion de l’Union européenne trouveraient ici une explication qui éviterait les cris d’orfraie de certains europhiles.
« Le pire processus électoral analysé en Serbie »
L’OCDE, par la voix de sa directrice du Bureau des institutions démocratiques et des droits fondamentaux, Urszula Gacek, n’a pas tardé à réagir au scrutin législatif du dimanche 21 juin en Serbie. Dans une déclaration, elle s’est inquiétée de la forte « polarisation » de la vie politique, due à une stigmatisation du camp adverse de part et d’autre de l’échiquier politique serbe en raison des dérives autoritaires du Président Vučić et qui a entraîné un boycott inédit de l’opposition, rarement compatible avec un régime démocratique. De plus, le cumul de la fonction présidentielle et de la direction du parti entraîne une confusion qui peut être vue comme une violation de la séparation entre intérêt public et intérêt partisan.
Des violations du secret du vote et du principe « un homme, une voix », une campagne qui ne pouvait se tenir sereinement à cause des mesures sanitaires, des bulletins de vote pris en photo, des pressions sur les électeurs à l’extérieur des bureaux de vote, des enregistrements audio au sein des bureaux… le collectif de journalistes serbes CRTA dénonce le « pire processus électoral » jamais analysé par leurs services. Ces procédés sont généralement utilisés dans des républiques de type dictatorial en Afrique ou en Asie mais, et c’est heureux, rarement en Europe.
Une victoire menaçante
La crise sanitaire a également eu un impact sur la participation : en effet, 47,7% des électeurs se sont déplacés, c’est plus de 8 points en moins par rapport à 2016. La coalition menée par le SNS, Parti progressiste serbe, au pouvoir depuis 2012, recueille 61,6% des voix, et disposera de 191 sièges de la Narodna Skupština, l’Assemblée locale, sur 250, soit 60 de plus qu’il y a quatre ans. Très hétérodoxe, cette coalition rassemble des conservateurs, des partisans d’un rapprochement avec la Russie, des socialistes, des libéraux…
La coalition de gauche, formée autour de socialistes, d’écologistes et de communistes, arrive en deuxième position avec 10,3% des voix et s’assure 32 sièges. Bien qu’elle soit une alliée du SNS, le gouvernement souhaitait toutefois pouvoir se passer de son soutien pour s’assurer une majorité au Parlement, c’est assurément chose faite puisque le SNS disposera de plus de 75% des sièges. Outre les partis ethniques minoritaires (Magyars, Macédoniens ou Albanais), bénéficiant d’avantages en termes de représentation, le seul parti d’opposition au gouvernement représenté au Parlement est une formation nationaliste et conservatrice qui a recueilli 3,6% des voix. Ses 11 députés se sentiront bien seuls dans un hémicycle très uniforme.
C’est un véritable raz-de-marée qui a déferlé sur le Parlement serbe dimanche dernier, avec d’autant plus de force que les digues de l’opposition se sont elles-mêmes retirées. L’on peut craindre un scénario à la hongroise ou à la polonaise dans lequel un parti s’implante durablement et seul à la tête du pays pendant une longue période. La pluralité politique est un élément essentiel de la démocratie, tout comme l’État de droit et la liberté d’expression. Force est de constater que ces trois piliers sont fortement fragilisés en Serbie, et précipiter les négociations d’adhésion européenne serait une erreur et un cadeau fait à un régime de moins en moins en accord avec les valeurs défendues par l’Union européenne, d’autant que l’épineuse question du Kosovo est loin d’être réglée et que le Président Vučić soigne ses relations avec Moscou et Pékin. Les dirigeants européens doivent impérativement rester vigilants quant au respect des droits fondamentaux par Belgrade, il en va de la crédibilité de Bruxelles mais surtout de la survie de la démocratie en Europe.
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