L’image a de quoi choquer les Européens.
Modi et Poutine, marchant ensemble, amicalement, le long d’un tapis rouge entourés de marbre blanc. Le 1er septembre, Narendra Modi, Premier ministre indien, postait lui-même cette photo on ne peut plus politique sur ses différents réseaux sociaux (lui qui est suivi par une communauté de près de 200 millions de followers cumulés). Une photo couplée d’un message en description : « Excellent meeting with President Putin in Tianjin. » (« Très bonne rencontre avec le Président Poutine à Tianjin »). Les deux dirigeants se rencontraient à l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui réunissait les premiers ministres et les présidents des 10 États membres de l’OCS, les 31 août et 1er septembre, à Tianjin en Chine.
Serait-ce le début de l’émergence d’un « bloc russo-indo-chinois », comme s’en pressaient de le présenter les différentes chaînes occidentales de télévisions en continu ?
Pourtant, cet été, sur ces mêmes réseaux sociaux, Narendra Modi [1] s’affichait fièrement avec les dirigeants français, italiens et européens à l’occasion de sa participation extraordinaire au G7. Alors comment expliquer les accolades du Premier ministre indien, à la fois au Russe Poutine et à l’Européenne Ursula von der Leyen ?
Le billard new-delhien à trois bandes : entre Chine, Etats-Unis, Russie et Europe
Pour comprendre le balai diplomatique indien (et les photos des rencontres variées entre Narendra Modi et des personnalités politiques venant de toutes parts), il faut avant tout se pencher sur la diplomatie indienne.
New Delhi a développé, depuis son indépendance en 1947, une politique étrangère en dehors de toute logique de bloc et d’alliance. Pendant la Guerre froide d’abord, le pays devient un membre fondateur et central du mouvement des Non-Alignés. Le mouvement qui prit corps par la conférence de Bandung de 1955, notamment par l’initiative du Premier ministre indien Jawaharlal Nehru, place l’Inde comme leader dans la lutte contre la logique des Blocs. Alors que Bloc de l’Ouest et Bloc de l’Est identifient ce mouvement comme les bases d’un troisième Bloc (tiers-monde) [2], les Non-Alignés sont bel et bien un mouvement de contestation de l’ordre géopolitique, unis avant tout par ce fait malgré les connivences de certains de ces membres avec l’un ou l’autre des deux Blocs. De fait, l’Inde, malgré sa position de leader du tiers-monde, ne cache pas ses proximités idéologiques et géopolitiques avec l’Union soviétique. Entre Moscou et New Delhi, de multiples accords vont être signés ; couvrant des sujets aussi vastes que le commerce, le transfert de technologie, l’aide au développement, ou le soutien diplomatique. Des liens qui persistent encore aujourd’hui entre l’Inde et la Russie.
À la chute de l’URSS, l’Inde ne se défait pas de sa politique de non-alignement ; elle la fait évoluer. Du non-alignement, New Delhi promeut pour le XXIème siècle le multi-alignement [3]. Une doctrine qui s’inscrit donc dans le non-alignement, en ce que le multi-alignement défait la logique d’alliance au profit de celle du partenariat [4]. De fait, l’Inde, si ses intérêts le lui dictent, ne se privera pas d’une relation pour une autre. Elle ne se privera pas d’une relation pétro-commerciale avec la Russie, pour un traité avec l’Union européenne, ni même d’un accord d’investissements avec son voisin chinois pour un pacte sécuritaire avec les États-Unis. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour Modi, son pays doit veiller à rester à l’écart de tout rapprochement trop important avec les quatre grandes puissances - que sont les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Union européenne (UE) – tout en veillant à conclure des accords équilibrés avec chacune d’elles pour développer la puissance indienne et permettre au pays de s’affirmer comme puissance mondiale.
Ainsi New Delhi se garantit les ressources en hydrocarbures russes, sans s’aliéner le marché européen. L’Inde, partie prenante du Quad (groupe de renseignement et de défense composé des États-Unis, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande), continue à commercer avec la Chine et à participer pleinement aux BRICS et à l’OCS.
En ayant à l’esprit la politique diplomatique du multi-alignement, on comprend mieux les multiples rencontres de Narendra Modi : de Poutine à Ursula von der Leyen, en passant par Xi Jinping, Lula, ou l’Indonésien Subianto. De même, on comprend mieux les accolades au dirigeant russe – devenu le premier exportateur de pétrole vers l’Inde – qui, selon la doctrine diplomatique indienne, ne rentrent en aucun cas en contradiction avec celles faites aux dirigeants de l’UE - son premier partenaire commercial.
Entre Bruxelles et New Delhi, des intérêts (presque) bien compris
Alors dans ce billard à trois bandes, quelle place pour l’Europe ? Elle joue bien entendu un rôle de premier plan : première puissance commerciale mondiale, troisième ensemble commercial en termes de population avec ses 440 millions d’habitants (soit encore moins que le tiers des 1 429 000 000 d’habitants du sous-continent indien), et comptant parmi les principaux pôles technologiques du monde.
De ce constat, l’Inde ne s’est pas trompée. Comme l’UE ne s’est pas trompée en cherchant, dès son émergence sur la scène internationale, à se rapprocher de la plus grande démocratie du monde (qui se trouve être également un marché prometteur). L’UE et l’Inde ont jeté les premières bases de leur relation par les accords de 1967 (ouverture des relations diplomatiques) et de 1973 (coopération économique et commerciale), renforcées depuis lors par les accords de 1981 et réunis par ceux de 1994. Ce sont ces derniers qui gouvernent encore aujourd’hui les relations entre les deux parties.
Comme mentionné précédemment, ce sont tout d’abord les intérêts économiques et commerciaux qui guident les relations euro-indiennes. Selon les chiffres publiés par la Commission européenne, le géant économique et le géant démographique échangeaient en 2023 pour plus de 184 milliards d’euros de biens et de services. Un chiffre en constante augmentation depuis 1967.
Deux projets, poussés par la nouvelle approche stratégique indo-européenne, pourraient propulser le niveau de ces échanges d’ordre économique : l’India–Middle East–Europe Economic Corridor et le traité de libre-échange entre l’Union européenne et l’Inde. Le premier projet, le couloir économique Inde-Europe-Moyen-Orient ou IMEC, a été lancé en 2023 et vise à développer un réseau d’infrastructures garantissant un couloir commercial entre l’Inde et l’Union européenne. Sur le modèle de l’initiative chinoise des routes de la soie, l’IMEC cherche à développer les réseaux ferrés, les ports et les autoroutes, ainsi qu’à simplifier les mesures douanières entre les pays partenaires (UE, Inde, Émirats arabes unis et Arabie saoudite). Cette route s’élançant des ports de Mumbai, du Gujarat et de Chennai, tirerait son chemin jusqu’aux ports européens du Pirée, de Marseille et de Gênes. Un défi soutenu par l’ensemble des parties qui y voient un moyen de faire décoller leurs échanges commerciaux et économiques, tout en stabilisant une route soumise aux aléas géopolitiques du Proche et Moyen-Orient.
Le second projet, et sûrement le plus important pour les relations euro-indiennes, est l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et l’Inde. En cours depuis 2007, les négociations avaient été suspendues en 2013 faute d’accord, avant d’être relancées en 2021 par le sommet UE-Inde. Aujourd’hui, les négociations vont bon train et certains évoquent les premiers mois de 2026 pour une signature du traité par les deux parties. Deux points de blocage persistent : les exportations agricoles indiennes vers l’UE et l’accès européen au marché indien de l’automobile. Si ces deux points sont stratégiques pour les deux parties, ces dernières ont intérêt à conclure cet accord qui unirait un quart de la population mondiale au sein d’une seule et même zone de libre-échange.
La nouvelle approche stratégique indo-européenne proposée par la Commission européenne recouvre également les domaines de la coopération universitaire, de la lutte contre la crise climatique et même celui de la défense, explicitée comme telle dans le texte. Dans tous ces domaines, Bruxelles et New Delhi ont déjà des coopérations établies], l’enjeu de la nouvelle stratégie est de les dynamiser et de rapprocher, encore un peu plus, les visions indiennes et européennes.
Vers la constitution d’un bloc indo-européen ?
Le besoin de dynamiser les relations commerciales, académiques et militaires, ainsi que le besoin de rapprocher les conceptions indiennes et européennes, ne sont pas que des nécessités d’ordre économique. Elles sont d’ordre géopolitique dans un contexte mondial en pleine mutation.
La photo de Modi rencontrant Poutine à Tianjin a été prise dans un contexte particulier. Quelques jours avant la rencontre au sommet de l’OSC, le Président américain Donald J. Trump annonce le doublement des droits de douane des importations américaines sur les biens et services indiens, les portant à 50%. Cette décision, loin de dissuader Modi, n’a fait qu’accentuer la coopération indienne avec le reste de ces « partenaires », en premier lieu desquels, la Chine. Malgré la rivalité historique entre l’Inde et l’empire du milieu, Pékin est en effet devenu un acteur indispensable pour l’Inde, son économie et sa diplomatie. Une dépendance rampante de l’économie indienne aux investissements chinois et une ingérence chinoise remarquée dans les marges du sous-continent (notamment au Cachemire, au Sri Lanka, au Bhoutan ou en Birmanie) n’ont fait que renforcer la position chinoise face à New Delhi. Dès lors, l’Inde de Modi tente le rapprochement et l’apaisement de la rivalité dans un contexte de monté des tensions avec Washington. Il n’est bien évidemment pas question d’alliance, ni de bloc, et encore moins question de mettre fin à cette rivalité asiatique. La question est de savoir comment contourner les aléas conjoncturels d’un partenaire américain devenu trop exigeant. La rivalité entre l’Inde et la Chine demeure, et New Delhi cherche encore une alternative à une domination chinoise. Cette alternative passe justement par un approfondissement des relations entre l’Europe et l’Inde.
Les deux parties semblent inquiètes de l’imprévisibilité américaine (ou plutôt trumpienne), de la montée en puissance de la Chine. De même, l’Inde et l’UE semblent attachés à la diversification de leurs relations et de leurs partenariats commerciaux. Si des différends existent entre l’Union européenne et l’Union indienne – vision de la démocratie, médiation de la guerre russe en Ukraine, double standard supposé des puissances occidentales par rapport au Sud global, etc. – la volonté politique de rapprochement semble pouvoir les dépasser sans les ignorer. Comme le témoignent les différentes initiatives lancées par les deux unions.
Comme il n’était pas question d’une alliance entre la Chine et l’Inde, il n’est ici pas question de constituer un bloc indo-européen. L’Inde de Modi ne cherche pas à établir un nouveau réseau d’alliances, mais à pouvoir compter sur des partenariats approfondis et stables. Ce que pourrait lui offrir l’Union européenne.
Pour qu’un partenariat solide entre les deux Unions -indienne et européenne- puisse véritablement émerger, il est avant tout nécessaire que l’UE change de paradigme. Elle doit devenir davantage géopolitique – ce qu’elle semble faire quand on entend le dernier discours d’Ursula von der Leyen sur l’État de l’Union – et se défaire de la logique absolutiste d’alliance. À établir cette logique comme point cardinal, l’UE s’enferme dans des accords inégaux et humiliants avec ces « alliés », voire dans des logiques qui jouent contre ses propres intérêts (comme le démontre la politique américaine vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, du nucléaire iranien ou même dans l’affrontement sino-américain). Pour les Européens, le système d’alliance reste un pilier essentiel de leur doctrine diplomatique, mais une souplesse dans leurs relations internationales rendrait l’action diplomatique européenne plus efficace et plus à même de relever les défis du XXIème siècle…à l’image de l’Inde.
Suivre les commentaires :
|
