De la fonction sociale de l’historien
Le XIXe siècle a été le triomphe de l’Histoire (et des historiens, souvent sollicités et partout présents...). En effet, l’opinion publique « nationale » attendait d’eux qu’ils définissent la Nation, qu’ils en explorent le passé, en légitiment le présent et en déduisent l’avenir.
Alors, l’historien avait pour mission et fonction sociale de « dire qui avait raison » en fonctions des « droits historiques » garantis par un passé réel (ou inventé pour les besoins de la cause...), de tracer les frontières entre les Nations puis, après 1918, entre les États.
Ainsi, dans les pays où exist(ai)ent de forts mouvements nationalistes revendicatifs, les historiens des différentes communautés alors en conflit avaient pour principale mission politique et sociale de rassembler les preuves érudites et matérielles destinées à prouver la justesse des revendications territoriales de leur groupe national (et dans le but de dénigrer celles présentées par leurs éminents contradicteurs...).
Certes, les historiens ont actuellement tendance à rejeter ces conceptions, à désacraliser le passé (i. e. : une Histoire qui ne doit plus avoir le caractère d’un trésor, inaliénable et intouchable...). Mais l’opinion publique (sentimentalement et idéologiquement attachée à des mythologies identitaires qu’elle considère comme consubstantielles à son existence même...), accepte très mal ces remises en question d’une certaine vision du passé. Conseils qu’elle rejette, le plus souvent, avec vigueur. Ainsi la vision mythique du passé, en net recul chez les historiens professionnels, garde néanmoins - aujourd’hui - toute sa place dans l’irrationnel collectif.
L’idée dangereuse de la continuité historique
Au cœur de cet imaginaire de l’Histoire, une idée erronée et tout particulièrement dangereuse : l’idée d’une continuité historique qui relierait directement les nations des temps contemporains à leurs expressions « prototypes » d’un passé médiéval (voire antique...) très largement mythologique et idéalisé.
Ainsi, les Slovaques se réfèrent très officiellement (i. e. : dans le préambule de la Constitution de 1992 [1]) à la « grande Moravie » du Haut Moyen âge, les Croates à l’État fondé au Xe siècle par leur roi Tomislav (925-928), les Roumains d’aujourd’hui à la lointaine « Dacie » de l’Antiquité et les Albanais du Kosovo aux « Dardanéens » et « Illyriens » d’un passé plus lointain encore...
De même, nos nationalistes ont toujours voulu s’identifier (ou permettre l’identification des masses populaires) à quelques grands personnages : vaillants chefs de guerre ou autre héros éminents de la plus lointaine Antiquité censés représenter le prototype du chef politique national et/ou l’archétype idéal des sacro-saintes « vertus » et « valeurs » nationales.
Mensonge de l’Histoire instrumentalisée
Ainsi, on a vu émerger les figures édifiantes d’Hermann (Arminius) pour les nationalistes allemands, d’Artus (i. e : le Roi Arthur) ou Boadicée (Boudicca) pour les britanniques, Vercingétorix ou Clovis pour nous autres français, Viriathe le lusitanien pour les Portugais, Arpad pour les Hongrois, Chrobatos pour les Croates, Isperikh pour les Bulgares, etc [2].
Or, de tels rapprochements « historiques » et cette thèse d’une continuité étatique et/ou nationale sont, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut plus discutables sinon historiquement très contestables.
Soit que la fameuse « grande Moravie » médiévale ait été un État multi-ethnique régi selon des normes et structures avant toute choses féodales (et non nationales...).
Et un État dont - de toute façon - le cœur géographique (et le siège du pouvoir) était situé sur un territoire aujourd’hui extérieur à la Slovaquie (et actuellement désigné sous le nom de pays tchèques...).
Soit que des siècles d’invasions et de migrations ne garantissent absolument aucunement la continuité d’un peuplement roumain en Transylvanie, ni albano-illyrien en Kosovo (par exemples).
Soit que les figures historiques ici proposées comme « références nationales » ne correspondent absolument pas au « cahier des charges » nationaliste initial.
Traîtres, jouant double-jeu, n’appartenant pas vraiment au peuple « ethnique » considéré [3], ne correspondant sans doute absolument pas à l’iconographie traditionnellement répandue ou - en définitive - vaincus, les « héros » emblématiques proposés n’apportent en fait au discours nationaliste qu’une caution bien fragile qui s’effrite dès examen scientifique vraiment sérieux et dès recherche universitaire critique un temps soit peu approfondie...
L’acquisition territoriale initiale, une imposture ?!
Bref, ce qui assure la continuité historique d’une Nation, ce n’est pas la réalité d’un État... mais le souvenir embelli de son existence passé : souvenir de son existence et de son histoire resté vivant à travers les siècles. C’est là l’effet d’une volonté politique plus que la constatation d’une réalité objective.
De même, on ne peut que contester cette idée aujourd’hui encore fortement ancrée d’une « acquisition territoriale initiale ». Laquelle définirait une bonne fois pour toutes les limites géographiques de la propriété ’’légitime’’ de tel ou tel peuple sur tel ou tel territoire. Ce qui reviendrait parfois même à effacer tous les processus de migration et d’invasion (souvent pacifique) ou d’ethnogenèse et d’absorption ayant eut lieu jusque là (et, parfois même ainsi, jusqu’à quinze siècles d’Histoire...).
Principes contestables selon lesquels les nazis avaient autrefois, en 1939-1940, tenté d’instrumentaliser les fouilles du fameux site archéologique de Biskupin [4] pour tenter d’accréditer l’idée que ces ruines (alors dites d’Urstädt) étaient la preuve formelle et définitive de l’antériorité d’un peuplement germanique dans ces territoires alors récemment annexés par l’Allemagne nazie [5].
Un site archéologique de Biskupin - aujourd’hui certifié comme étant un site archéologique pré-slave - dont l’existence (pareillement instrumentalisée par les autorités polonaises de l’entre deux guerres et de l’immédiat après guerre) servit alors de ’’preuves’’ aux autorités polonaises pour revendiquer comme leurs ces territoires, à l’époque disputés, de Poznanie. Et on se rappelera que la Pologne de l’immédiat ’’après seconde guerre mondiale’’ allait ainsi et au prix de tels arguments [6] retrouver, après bien des errances, un découpage territorial à peu près similaire aux territoires polonais tels qu’ils étaient, très probablement, aux alentours de l’an 1000 : à l’époque des ducs et rois ’’fondateurs’’ Mieszko l’évangélisateur (962-992) et Boleslaw le vaillant (992-1025)...
Enfin, il faut ajouter que l’identité nationale - élément d’identité parmi tant d’autres - n’a pas non plus toujours eut la même valeur affective et/ou morale dans le passé. Etre chrétien ou non, être catholique ou protestant, être sujet de l’Empereur ou d’un Roi, être noble (magyar), bourgeois transylvain (germanophone) ou serf (aroumain) : toutes ces caractéristiques religieuses et culturelles, économiques et sociales ont eu dans l’histoire un poids très variable, souvent même bien supérieur à l’idée nationale elle-même...
Du danger d’idéaliser le passé...
Certes, quand le jeune État slovène se crée de toute pièce - mais de manière fort inoffensive - une histoire « nationale » remontant jusqu’à l’existence d’un obscur royaume slave édifié par un certain Samo (au VIIe siècle de notre ère), on peut peut-être - effectivement - prendre les choses avec détachement, voire avec le sourire.
Mais, quand les nationalistes basques revendiquent le territoire de l’ancien royaume de Navarre comme étant celui de leur « Euzkadi » (ou « Euzkal Herria ») idéale.
Et parlent du règne de Sancho III de Navarre comme étant le moment ’’historique’’ de l’apogée nationale d’une Nation basque enfin souveraine (et ’’libre’’ de toute dépendance étrangère...), on peut tout de même se sentir un petit peu moins à l’aise...
Surtout quand un tel discours est ponctué de références très appuyées à l’« Ibérité véritable » censée s’incarner de manière radicale dans le seul peuple basque [7].
Ou quand ce discours national s’accompagne de la revendication d’une ’’Euzkadi’’ ethniquement pure et s’exprime dans le cadre d’une lutte millénaire contre les ’’envahisseurs’’ [8] et dans le dénigrement quasi systématique de « métèques » castillans et andalous, forcément « abatardis » (puisque « matinés », depuis des temps immémoriaux, par les maures et les arabes, les « latins » et les « levantins ») [9].
Et, de même, quand Jean-Marie Le Pen (dirigeant d’une formation d’extrême-droite française arrivé « en finale » lors des élections présidentielles de 2002...) se pose en champion d’un « Peuple de France, né avec le baptême de Clovis » et dont il faudrait protéger l’âme originale et millénaire de « quelque corruption » venue de l’étranger, on peut alors commencer à être inquiet.
En effet, un tel discours « national-historique » n’est que l’expression d’une certaine conception xénophobe et chauvine de la nation émanant là de la droite nationaliste : une conception identitaire selon laquelle le mot « Français » (par exemple...) recouvrerait une catégorie avant tout chose raciale (ou, a minima, culturelle) plutôt que politique et civique.
Bref, il ne faut pas « déifier » les nations en faisant d’elles des entités intemporelles dont la nature profonde, les caractéristiques territoriales et culturelles essentielles (ainsi que les antagonismes) seraient immuables. Et dont les « droits » seraient fondés sur quelque histoire ancienne remontant à la nuit des temps.
La véritable nature des peuples européens dans le passé a toujours été beaucoup plus complexe, beaucoup plus fluctuante et beaucoup plus dynamique que la vision statique qu’en proposent aujourd’hui encore les nationalistes de l’époque contemporaine. Lesquels ne s’intéressent en fait qu’aux commencements d’un processus d’ethnogenèse à ce jour, qu’on le veuille ou non, ininterrompu...
Par ailleurs, n’oublions pas que les Nationalistes, en s’appuyant sur une telle vision ’’romantique’’ du passé (et sur une telle pseudo-science...) ont ainsi, lors des deux derniers siècles, alimenté le chauvinisme et le nationalisme ethnique, entraînant ainsi - à deux reprise, au siècle dernier - la destruction de l’Europe et provoquant alors les cruels drames humains que l’on sait.
1. Le 20 janvier 2007 à 16:04, par Papageno En réponse à : Nationalisme et Histoire, liaisons dangereuses
Je suis un jeune prof d’histoire à l’université et en ce sens je tiens juste à préciser une chose. Il faut impérativement distinguer « histoire » et « mémoire », la première étant une science et la seconde un « lien social » contruit par le politique et pour la politique. Ce n’est pas l’histoire qui est instrumentalisée mais la mémoire même si on a pu couvrir cette mémoire du joli nom d’ « histoire » pour lui conférer une légitimité qu’elle n’a pas. Je suis en ce sens assez intéressé d’avoir votre avis sur les deux derniers billets que j’ai publié sur mon blog et portant sur la cérémonie commémorative du 18 janvier en hommage aux justes de France.
2. Le 20 janvier 2007 à 18:53, par Ronan En réponse à : Nationalisme et Histoire, liaisons dangereuses
Tout à fait d’accord avec vous sur la distinction à faire entre Histoire et Mémoire.
Mais reste néanmoins à débarrasser le discours scientifique (et la mémoire populaire...) de tous les raccourcis mythologiques (et autres clichés pseudo-scientifiques...) trop longtemps assénés comme tout autant de vérités ’’traditionnelles’’. Et, encore à jour, instrumentalisés par les pouvoirs politiques (et par les idéologues du nationalisme...).
3. Le 21 janvier 2007 à 23:03, par atomikiten En réponse à : Nationalisme et Histoire, liaisons dangereuses
Nationalisme, Fascisme et Populisme font un « grand » retour sur l’échiquier européen ces derniers temps, c’est vrai. Baisse notoire d’une volonté d’Europe, remise en question des institutions européenes quand ce n’est pas une défiance presque caractérisée depuis le Zinc du Bistrot jusqu’au JT de 20h. Il semblerait y avoir une corrélation entre l’Europe et le Nationalisme. C’est tout du moins ce qui transpire derrière l’argumentation le plus souvent. Or le risque est, me semble il de juxstaposer un système idéologique, un mode de pensée extrème et dangereux avec un projet politique censé représenter dans sa variété et sa diversité l’ensemble des citoyens. Ici l’europe. Les 2 ne sont pas du même ressort . on peut regretter que les thèses d’extrême droite soient démocratiquement grandissantes dans leurs expressions au parlement européen, cela ne soigne nullement la contagion nationale par laquelle les élus du peuple peuvent y envoyer leurs représentants. Promouvoir une europe plus démocratique, plus sociale auprès du citoyen pour endiguer la marée nationaliste , est ce cela la solution ? pas sûr du tout Au lieu que de s’attaquer de manière systématique aux symptomes qui traduisent la « maladie » , ne serait il pas plus efficient de s’attaquer aux racines qui la déclenchent ?
4. Le 22 janvier 2007 à 12:09, par Ronan En réponse à : Nationalisme et Histoire, liaisons dangereuses
Suis tout à fait d’accord avec vous. C’est à ce travail de démystification qu’il nous faut effectivement nous atteler : pas seulement mieux soigner les symptômes mais également ’’déraciner’’ la maladie. C’est en tout dans cette perspective qu’a été écrit cet article...
5. Le 22 janvier 2007 à 12:21, par W. Nepigo En réponse à : Nationalisme et Histoire, liaisons dangereuses
Bien d’accord avec vous sur les dangers de mélanger l’histoire et la mémoire. Mais la politique n’est pas une science mais une guerre : la vitesse y joue tout autant que la pertinence. Je trouve que vous omettez de parler du principal problème de l’Europe actuellement : qu’elle ne s’occupe que de politiques sectorielles, et se trouve donc dans l’incapacité de les coordonner ; que ses attributions politiques sont importantes dans le domaine économique mais faibles dans les autres secteurs ; et que le caractère démocratique de son mode de prise de décision laisse fortement à désirer. Le référendum français sur le TCE a bien illustré ce sentiment de déconnexion entre représentants et représentés : l’europe apparaît comme le cheval de Troie de la pensée économiciste et a pour conséquence effective de placer les pays en concurrence fiscale les uns avec les autres. Elle apparaît donc, sous sa forme actuelle, plus comme un danger pour tous ceux que cette situation n’avantage pas (la majorité de la population qui, encore ancrée dans un contexte local, ne peut suivre les mouvements des capitaux) que comme une chance, et c’est là un argument terrible à laisser entre les mains des partisans de l’unité mythologique (d’autant plus que les systèmes de protection sociaux actuels ont été construits dans le cadre de cette unité). Il y a donc urgence pour l’Europe : si elle se contente de rester l’arbitre de la guerre de tous contre tous, il y a fort à parier que tôt ou tard l’arbitre se prenne des coups...
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